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La psychanalyse à l’épreuve du temps

Les Montres Molles, Salvador Dali
Les Montres Molles, Salvador Dali
On n’a plus le temps… de s’égarer dans une rue, dans un musée, de se plonger dans un livre un peu volumineux. Quoi que nous fassions et en tout lieu, nous pouvons être interrompus par une sonnerie, un bip, un appel qui, impératif, nous sommes de répondre présents alors que nous étions ailleurs… en train de nous absenter.

Les nouvelles technologies, telle la transmission instantanée des informations, ont pour conséquence, non pas un gain de temps, mais un toujours plus grand nombre de tâches à réaliser.

On n’a plus le temps, et comme on n’a plus le temps, on gère son temps, on cherche à le discipliner. De nouvelles techniques fleurissent qui prônent la reprise en main de ce temps et ordonnent aux individus de mener leur vie à pas comptés. Tout doit être programmé, la carrière, les amours, les enfants, et cette programmation s’accompagne de prescriptions : faire du sport, se cultiver, etc., dans la perspective d’un bonheur assuré si on les suit comme il faut.

Se dessine ainsi la conception d’un monde sans sujet, indifférente à la question du sujet dont les difficultés (pour ne pas dire les symptômes) sont autant de défauts qu’une vie raisonnée et un peu de bonne volonté suffiraient à corriger. L’individu idéal est alors celui qui ayant remédié à tous ses défauts se trouve radieux, heureux, sans faille.

Face à l’exigence d’efficacité et de rapidité, la psychanalyse parait se situer davantage du côté de la tortue plutôt que du lièvre ; suivant la logique des Eléates c’est le mouvement qui lie l’espace au temps. Le trou est la raison du temps. Il ne s’agit cependant pas pour la psychanalyse de faire l’éloge de la lenteur mais de mettre en relief un autre temps, qui loin d’être enfant de Chronos, prend le contrepied des conceptions contemporaines du temps.

L'espace et le temps - Gilbert Garcin
L’espace et le temps – Gilbert Garcin
La psychanalyse n’est pas hors du temps. Pourrait-on la dire peut-être plus justement, à contretemps ?

Dans les cures analytiques, nous n’avons pas affaire à cet individu idéal, unifié. Nous faisons l’expérience d’un sujet qui n’apparait jamais que comme un battement. Il apparaît / disparait dans le même instant. « Divisé » disait Lacan, mais divisé irrémédiablement, du fait d’être parlant. La crainte que le fonctionnement actuel de la société implique l’éradication du sujet n’est en ce sens pas tout à fait fondée. « Éradiquer » signifie faire disparaître dans sa totalité, déraciner. Le sujet, n’ayant pas de racine et n’étant en aucun cas une totalité, comment pourrait-il être éradiqué ?

Si la psychanalyse contrevient à “l’air du temps”, c’est pour autant qu’elle est, précisément à contretemps et non hors du temps ?

L’affirmation freudienne: « l’inconscient ignore le temps » est bien connue. L’inconscient est un système qui fonctionne zeitloss, de manière a-temporelle. Freud le compare à une ville qui conserverait toutes les constructions de tous les temps en tous leurs états successifs. Cette thèse traverse l’œuvre freudienne, et l’on peut en suivre la piste depuis les Minutes de la Société psychanalytique de Vienne en passant par la Psychopathologie de la vie quotidienne et le Malaise dans la civilisation.

Si l’inconscient ignore le temps, faut-il en conclure que la psychanalyse elle aussi ignorerait le temps ?
Les transformations, les modifications dans les structures familiales auxquelles nous assistons seraient-elles sans effets psychiques ? Peut- être entendons-nous nos analysants avec une oreille faite d’une certaine manière, datée en quelque sorte? C’est ce que soutient Radmila Zygouris dans un texte intitulé : L’inconscient et l’air du temps 1 :

Des psychanalystes “…soumis aux dogmes théoriques font tout pour formater leur grille d’écoute et donc d’entendement des paroles du patient (…) Leur adhérence à la génération d’avant, celle de leur analyste, les territorialise à perpette, les assigne à résidence à l’époque qui n’est plus la leur, et leur fait endosser des vérités locales et chronologiquement situées en amont du temps présent et surtout du temps de leurs analysants.

Sans aller jusqu’à remettre totalement en question l’affirmation de Freud, une autre découverte freudienne permet de changer de perspective : celle du Nachträglichkeit, l’après-coup. Là, il n’est pas question d’une mise hors jeu du temps, mais de considérer une temporalité bien particulière : il s’agît d’une temporalité au futur antérieur (c’est la seconde scène qui fait que la première aura été traumatique).

La théorie freudienne de l’après-coup permet de mettre à mal toute idée d’une contemporanéité. Il ne s’agit plus d’être hors ou dans le temps. Ce qu’il en est de la question du temps pour l’inconscient dérange l’ordonnancement du temps : “Le passage de ce temps du présent vient de l’avenir pour aller vers le passé “.2

Capture d'écran de Léo Ferré
Capture d’écran de Léo Ferré
Nous sommes encore aujourd’hui confrontés à une nouvelle langue : novlangue 3, qui ensevelit le sujet pour le recouvrir en ré-étiquetant les manifestations cliniques et la souffrance qui ne peuvent plus en aucun cas rester une question posée au langage dans le langage. La politique de cette nouvelle langue est foncièrement et fondamentalement perverse au sens où elle dénie le sujet, son histoire et l’Histoire des hommes au nom d’un savoir scientifique qui s’érige en dogme.

Que dire du peu de place accordé dans nos sociétés contemporaines pour accueillir la répétition qui met en souffrance et exclut nos enfants dès leur plus jeune âge ? Même ceux qui semblent adaptés le paraissent au prix d’une souffrance dont ils ne veulent ou ne peuvent rien savoir. Nous avons à penser la manière dont cela participe de la construction de symptômes de plus en plus archaïques et pervers.

On ne peut savoir ce que les modifications sociétales produiront sur les structures psychiques et même si elles produiront quelque chose. Nous savons tout de même que de tout cela nous, pratiquants de la psychanalyse, nous ne sommes pas exclus mais bien plutôt impliqués!

anuncio convergencia 7[5].jpgLa transmission de la psychanalyse est une question qui se pose nécessairement à chaque génération d’analystes. Elle ne trouve jamais de réponse adéquate et pour cause ! La seule condition de la transmission est qu’elle ne cesse pas de ne pas se dire pour ne pas cesser de ne pas se poser.

Unique garantie de l’effectuation de la transmission, l’écart entre ce qui se dit et ce qui s’écrit, est condition nécessaire, à chaque fois, à la redécouverte par chaque un de l’inconscient (les un à un de la communauté inavouable de Maurice Blanchot).

La question est la transmission elle même, irréductible à tout énoncé dogmatique (pas d’énoncé de l’énonciation). La question de la transmission s’ouvre là où le texte se ferme sur lui-même. Elle est a-théorique. Maintenir le fractal, l’ouvert, est la seule condition de la transmission.

La reprise de cette question au sein de nos associations participe à une politique engagée pour la transmission de la psychanalyse et contrevient à l’institutionnalisation d’une quelconque adhésion au dogme.

Le Conseil des CCAF (Cartels Constituants de l’Analyse Freudienne) à partir d’un argument proposé par Michèle Skierkowski.

La Maison du lac, les Vailhès, Celles, France, le 8 mars 2015

1 R. Zygouris, L’inconscient et l’air du temps ; sur le site « L’ordinaire symptôme».
2 Jacques Derrida – Résistances -de la psychanalyse –
3 Victor KLEMPERER, Lingua Tertii Imperii, LTI, langue du troisième Reich, 1947

Brancusi - Le dormeur
Brancusi – Le dormeur

POUR LIRE LES TEXTES DU COLLOQUE :

Convergencia Freud Lacan
www.convergenciafreudlacan.org/