Quand Freud parlait d’inconscient, Lacan a tenté de traduire cette découverte par la formule du sujet-supposé-savoir. Mais commençons d’abord par quelques avancées freudiennes.

Freud et sa conception du transfert
En écoutant ses patientes hystériques et en les observant, Freud parle de dépendance à l’autre, voire même d’aliénation. Sa théorie première est celle de la névrose de transfert, théorie qui évoluera tout au long de son œuvre.
Bien que l’expression de sentiments, d’affects et d’émotions se manifeste dans le travail d’écoute et de parole du patient, le transfert ne se réduit pas à ces mouvements de représentations. La tâche principale de l’analyste est d’entendre les contenus du désir inconscient, en consentant à reconnaître qu’il ne sait pas ce que son patient va lui adresser. Il doit se dégager de son envie de comprendre, car la séance se joue sur une autre scène : non pas dans l’ici et maintenant, mais dans le dévoilement de l’inconscient, qui n’est pas automatique.
En 1912, Freud reconnaît le transfert comme un passage obligé, moteur même de la cure analytique. Bien que la résistance s’oppose au progrès de l’accès à l’inconscient en interrompant la chaîne associative — « Dites tout ce qui vous vient… sans vous censurer », selon la méthode des libres associations — il ne s’agira pas d’analyser la névrose infantile, mais bien les effets de cette névrose chez l’adulte.
Le transfert permet ainsi une forme de régression qui s’apparente à un transfert d’objet. L’analyste est confondu avec les motions affectives de l’analysant, au point de faire un avec lui. Dans la contrainte de répétition, se manifeste la résistance à la remémoration : le patient ne parvient pas à historiciser ce qui se répète dans la séance.
Cette répétition relève de la réalité psychique du sujet, c’est-à-dire de son désir inconscient, essentiellement transféré selon Freud. Ces répétitions deviennent des équivalents symboliques liés à la parole dite, aux « dires ». Dans la perspective lacanienne, où le langage donne une valeur singulière à la parole, le transfert se manifeste dès qu’il y a langage. Il n’est plus la résistance elle-même, mais ce qui, dans le discours, résiste à la parole et produit le symptôme. Le transfert devient alors un symptôme de la parole, véhiculant le désir inconscient dans le champ analytique.

Lacan et son apport à la conception du transfert
Le phénomène de transfert est constitué de contradictions. Bien que l’inconscient ignore la contradiction, il faut en tenir compte, car le transfert peut devenir une résistance au travail, en s’ouvrant et en se refermant.
Dans le Séminaire VIII (1960-1961), Lacan met en évidence l’imparité du transfert. La relation analysant/analyste n’est pas intersubjective : ce n’est pas un rapport de personne à personne, de moi à moi. Il n’y a donc pas de transfert répondant à un contre-transfert.
Selon Lacan, l’axe véritable de l’analyse est le désir de l’analyste, qui occupe la place de l’Autre comme lieu du langage, et non celle de l’alter ego. Se pose alors la question : quel est le véritable objet du désir de l’analysant ? Le transfert étant un artifice, un leurre, Freud parlait déjà en 1895 de « faux rapport » ou de « mésalliance ».
Lacan compare l’analyste à Socrate : il est interpellé en tant que sachant.
« C’est de cette place même où nous sommes supposés savoir que nous sommes appelés à être, et à n’être rien de plus, rien d’autre que la présence réelle, justement en tant qu’elle est inconsciente. »
(Lacan, Séminaire VIII, Le Transfert, Seuil, 1991, p. 315)

Le sujet-supposé-savoir (SsS)
Dans le Séminaire IX (1961-1962), L’identification, Lacan introduit la formule du sujet-supposé-savoir. Lorsque le patient arrive chez l’analyste avec sa souffrance, il se pose une question à laquelle il ne peut répondre seul. Il fait alors l’hypothèse qu’un savoir existe, capable de répondre à cette question.
Dans la position d’ignorance du névrosé, émerge le sujet-supposé-savoir, situé à la place de l’analyste. Dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, l’analysant installe l’analyste dans cette position de SsS, qui désigne une certitude immédiate précédant toute spécification.
Cependant, Lacan renonce à concevoir l’Autre comme un sujet.
« L’Autre n’est pas un sujet, c’est un lieu auquel on s’efforce de transférer le savoir du sujet. »
Désormais, le SsS occupe cette place comme lieu du signifiant, et non comme sujet. Lacan définira le signifiant comme ce qui représente le sujet pour un autre signifiant (6 décembre 1961). Le transfert devient alors un amour adressé à du savoir, et non à la personne de l’analyste.
Le SsS est un pivot, mis en position tierce entre l’analysant et l’analyste. Ce pouvoir n’est pas supposé à l’analyste lui-même, mais à sa position.

Transfert, répétition et fermeture de l’inconscient
Dans Les quatre concepts fondamentaux, Lacan articule le transfert à la répétition. Le retour des signifiants (automaton) provoque la fermeture de l’inconscient et l’arrêt de la chaîne signifiante.
Le schéma de la barrière imaginaire a–a’ illustre l’obstacle entre l’Autre et le sujet. Cette dimension imaginaire de l’amour entre le moi et ses objets, si elle domine le transfert, empêche tout travail analytique et devient résistance.
Cédric Lévaque souligne que l’analyste peut devenir agent de cette résistance s’il reste prisonnier de cet axe imaginaire. Lacan repère alors que l’obstacle ne relève pas seulement de la chaîne signifiante, mais d’une pulsation d’ouverture et de fermeture de l’inconscient. Le transfert et la présence de l’analyste produisent cette dynamique.

Transfert et mise en acte de la réalité de l’inconscient
L’autre versant du transfert, celui qui ouvre l’inconscient, est lié à l’objet perdu. Freud invente une fiction : une satisfaction mythique, inégalable, serait perdue. Cette perte engendre la répétition du manque, que Lacan nommera objet a.
Cet objet est impossible à atteindre, barré par le langage. Il représente le réel comme rencontre manquée, d’abord sous forme de traumatisme. Là où quelque chose aurait dû être, il n’y a rien. Le traumatisme est ainsi inaugural de la structure.
Le mouvement de répétition est double : le sujet évite la rencontre traumatique tout en y revenant sans cesse. Cette quête impossible constitue le désir.

Transfert et ouverture de l’inconscient
Lorsque le transfert opère dans le registre symbolique, il ouvre l’inconscient. Il ne s’agit pas d’un amour de transfert adressé à la personne de l’analyste, mais à un savoir. Le déplacement du transfert imaginaire vers le SsS devient possible grâce à la présence et au désir de l’analyste, distinct du désir d’être analyste.
L’analyste ne s’adresse pas à l’image de l’analysant, mais au sujet représenté par les signifiants qu’il énonce.
La chute du sujet-supposé-savoir
Dans la clinique des névroses, le patient aspire à faire un avec l’analyste. À la fin de la cure, cette unité fantasmatique se rompt : le simulacre du savoir supposé chute. Un nouveau savoir émerge, un savoir sans sujet, produit par l’articulation des signifiants.
Le sujet accepte alors d’être représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Le SsS a été nécessaire, mais il ne gît pas dans le réel : il se dérobe dans la parole du sujet.
Lorsque l’illusion du SsS se dissipe, l’analyste devient l’objet a, résidu du savoir et de la jouissance. Lacan nomme ce passage une opération de désêtre, constituant l’acte analytique.
En 1977, Lacan dira que cette désidéalisation permet de « savoir y faire avec son symptôme », véritable liberté du sujet.

Conclusion
Le désir de l’analyste ne relève pas d’une position de séduction, mais d’un rôle de brise imaginaire, selon Paul-Laurent Assoun (Le Freudisme, PUF, 1990).
«Je ne veux pas peindre de la musique. Je ne veux pas peindre d’états d’ames. Je souhaite uniquement peindre de bons tableaux, nécesssaires et vivants.»
(Vassily, Kandinsky, 1994)
Chantal Cazzadori
Psychanalyste à Amiens
Traduction réduite et réécriture personnelle issue du texte de Cédric Lévaque,
Espace Analytique de Belgique – Séminaire des Membres, janvier 2016.


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