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GUÉRISON

© Pablo Picasso
Éloge de la guérison
A partir de l’invention de la psychanalyse par Freud, qui est en même temps une théorie – conception du sujet de l’inconscient – et une praxis – le dispositif transférentiel -, la question de la guérison s’est trouvée totalement remaniée. Je vais prendre pour commencer un exemple de guérison non psychanalytique qui situe particulièrement bien les débats de l’époque dans leur contexte, et montre comment Freud l’a abordé à propos du traitement des névroses de guerre.

Sans prise en compte des avancées psychanalytiques, voici un exemple de ce qui se faisait. Il s’agit de la thérapie, en 1918, d’un certain Adolf Hitler, atteint d’une cécité hystérique, survenue à la suite d’un traumatisme de guerre : un premier épisode se produit après qu’il ait subi une attaque au gaz (signifiant ?), et un deuxième après l’annonce de la défaite. Il est traité par le docteur Forster, qui utilise des méthodes directives de conditionnement. On voit chez les historiens qui ont étudié cet épisode une tendance à le considérer comme fondateur de la carrière d’Adolf Hitler. C’est d’ailleurs ce qu’il avance lui-même dans Mein Kampf. Cette thérapie dirigiste, en tant qu’elle visait la disparition du symptôme, a été un succès : Hitler a été totalement guéri de sa cécité, et, malheureusement, une nouvelle vie s’offre à lui. Et l’idéal patriotique conforté par cette méthode de conditionnement par la suggestion aurait donc déterminé la trajectoire ultérieure du dictateur. S’ensuivront vers 1933, au moment de l’accession au pouvoir d’Hitler, tout un tas de péripéties dignes d’un roman d’espionnage : le rapport médical disparaît, le docteur Forster se serait suicidé, alors qu’il était surveillé étroitement par la gestapo… Si la gestapo s’intéressait à cet épisode, c’est purement pour des raisons idéologiques : il n’était pas question qu’une quelconque faille du führer puisse être rendue publique

Évènement connu à partir du dernier roman de Ernst Weiss (Le témoin oculaire), écrit en 1938 ; le romancier avait eu connaissance de la thérapie d’Hitler par Forster. Weiss se serait également suicidé à l’arrivée des Allemands à Paris en 1940.
La méthode de traitement du symptôme d’Adolf Hitler, ainsi que quelques autres très directives visaient à faire rentrer dans le rang les militaires traumatisés, il n’était pas question de remonter à d’éventuelles origines anciennes des symptômes dans l’histoire du sujet. Seuls les enjeux patriotiques et guerriers étaient pris en compte. Et les symptômes devaient être éradiqués.
Par contre, à la même époque, Freud a écrit ceci à propos des méthodes de traitement des névroses de guerre : « Ce procédé thérapeutique était atteint d’une tare congénitale. Il ne visait pas au rétablissement du malade, en tout cas pas prioritairement, mais avant tout au rétablissement de son aptitude à faire la guerre. »
Il abordait en 1919 cette question des névroses de guerre dans une optique thérapeutique. Il qualifie les symptômes de « bénéfice primaire » visant à la réduction des conflits psychiques, à travers une fuite dans la maladie. Il donne donc une place à ces symptômes dans l’économie psychique. Il prend parti dans le débat sur le mode d’abord d’un traitement possible de ces névroses de guerre. Il s’oppose aux différents traitements contraignants au profit d’une prise en compte des motions pulsionnelles des malades en question – spécifiquement les motions inconscientes –. Ceci est en lien avec un élément essentiel de la découverte freudienne : les symptômes ne sont plus envisagés comme des éléments totalement négatifs à supprimer, mais on doit les resituer dans un dispositif signifiant, à entendre comme élément de discours, et surtout – c’est là le point essentiel – à considérer comme solution de compromis et comme tentative de guérison. Les autres abords ne voulaient rien entendre de ce que les symptômes pouvaient exprimer, les rejetaient totalement et voulaient seulement les supprimer ; selon cette logique, il s’agissait, par exemple, de traitements électriques violents visant à faire apparaître un désagrément plus fort que celui dû aux symptômes névrotiques, ou d’autres formes de conditionnements visant notamment à persuader que la défense de la patrie doit être l’unique objet désirable pour un citoyen responsable. En somme, les symptômes étaient considérés comme non signifiants, insensés.
Freud part d’une conception de la guérison, à partir d’une expérience de médecin, de neurologue. Dans L’intérêt de la psychanalyse (1913), il définit la psychanalyse, comme « un procédé médical qui tend à la guérison de certaines formes de névroses ». C’est son point de départ, mais tout l’article va au-delà d’une visée thérapeutique : il est consacré à montrer comment la psychanalyse intéresse bien des champs de la pensée et du savoir : la psychologie, la philosophie, la biologie, l’histoire du développement, l’histoire de la civilisation, l’esthétique, la sociologie, la pédagogie et… la science du langage. Il parle alors des différentes formes de langage qui échappent à notre contrôle conscient. Par exemple, écrit-il, « dans la langue du rêve, les concepts […] réunissent en soi des significations opposées. […] Un […] caractère frappant de notre langue des rêves est l’emploi excessivement fréquent des symboles qui permettent dans une certaine mesure une traduction du contenu du rêve indépendamment des associations individuelles. L’essence de ces symboles n’est pas encore assez clairement comprise par la recherche : ce sont des substitutions et des comparaisons sur le fondement d’analogies qui pour une part viennent au jour clairement ; mais pour une autre partie de ces symboles, le Tertium comparationis présumé de notre connaissance consciente s’est trouvé perdu. Précisément ces symboles ont dû provenir des phases les plus archaïques de l’évolution de la langue et de la formation de la pensée. » Je pense que l’on peut entendre la langue dont il est question là comme la lalangue de Lacan, à la base de l’apprentissage du langage, issu de la lallation des premiers temps dont nous garderions des traces, une empreinte qui subsiste, comme une sous-structure, fondement même de notre rapport à la langue.
On voit que ces réflexions freudiennes sur le langage préfigurent les élaborations lacaniennes. C’est dans cette direction que l’on peut entendre le retour à Freud de Lacan qui tendait – c’est là sa dimension majeure – à privilégier la dimension signifiante au détriment du signifié et du sens. Là où Freud disait que « la langue du rêve […] est le mode d’expression de l’activité psychique inconsciente », là où il avançait que « l’inconscient parle plus qu’un simple dialecte », Lacan formulera que « l’inconscient est structuré comme un langage ». Il y a bien là une continuité parfaitement cohérente.
Si je reprends tout cela, c’est pour envisager qu’une demande d’analyse s’origine d’une énigme qui se présente à nous, dès que l’on y prête attention : notre inconscient dit quelque chose, et les symptômes névrotiques en sont une des expressions.
C’est pourquoi on peut dire d’une psychanalyse, en tant qu’elle s’origine d’une demande, qu’elle peut être motivée, autant par une demande de guérison que par une demande de savoir. Lacan formulait que « … la psychanalyse est un remède contre l’ignorance ». Il ajoutait : « … elle est sans effet sur la connerie. », ce qui est une autre histoire…
Pour qu’il y ait psychanalyse, il faut, à un moment ou un autre, que la demande originelle de guérison soit imbriquée, mêlée, à une demande de savoir.
Cette demande de savoir, en tant qu’elle est demande d’accès à un savoir inconscient, vient écorner le discours du maître, et favoriser le déploiement du discours de l’hystérique (cf l’intervention de Jacquemine Latham-Koenig). Pas de psychanalyse sans hystérisation, d’une façon ou d’une autre. Et le non-savoir conscient est là concerné.
Ce non-savoir est une notion que les ordres établis refusent. Il représente pour le sujet un manque à être, une faille, un trou. Par exemple, les autorités vaticanes ont gardé secret pendant quatre siècles le zéro que les mathématiciens arabes avaient inventé. On peut penser qu’elles le refusaient en tant qu’il représente un creux, un vide, qui est à la base d’une avancée du savoir lui-même, mais remet en cause le savoir établi, le savoir univoque, un savoir totalisant, que l’on peut qualifier aussi de unien, et sur un versant politique, de totalitaire.
Plus tard, dans L’analyse profane (page 150), Freud formulait :
« Nous autres analystes, nous nous assignons comme but une analyse du patient aussi complète et aussi approfondie que possible, nous ne voulons pas le soulager en le faisant rentrer dans une communauté catholique, protestante ou socialiste, mais l’enrichir de ce qu’il porte au fonds de lui-même, en dirigeant vers son moi les énergies qui, rendues inaccessibles par le refoulement, sont liées dans son inconscient, et ces autres aussi que le moi est obligé de gaspiller de façon stérile pour le maintien des refoulements. Ce que nous faisons ainsi, c’est de la direction de conscience au meilleur sens. »
Ces énergies, qui sont du côté de l’inconscient, il y a lieu de les réhabiliter, de les faire émerger dans le transfert, et de les réutiliser au mieux : il fait le pari ainsi, d’une direction de conscience qui exclurait une nouvelle aliénation.

Lorsque Freud a été amené à mettre la guérison au second plan (de surcroît), il se situait clairement dans le cadre de structures névrotiques où il s’agissait de contourner l’action de refoulements, ces énergies qui font obstacle, dans un premier temps, à toute tentative de remaniement psychique. En fait, il s’agissait d’opposer deux orientations qui sont toutes deux impactées par la question de la guérison, en tout cas par des formations de compromis.
En effet, les symptômes névrotiques sont des moyens pour essayer de rétablir un certain équilibre, face à des conflits psychiques perturbants. Il s’agit là de conforter une structure psychique instable. Ils sont en eux-mêmes à la fois des tentatives de guérison, et en même temps ils sont pathogènes, sources de fixations répétitives.
Pour que la demande de guérison soit ébranlée par une demande de savoir, une demande de s’affronter à l’énigme de l’articulation entre savoir et non-savoir, il faut, d’une façon ou d’une autre, que certaines résistances cèdent. C’est ce qui peut permettre qu’une analyse s’engage.
Quelques exemples pour illustrer ceci :
Je pense à un analysant que j’ai reçu il y a quelques années, à partir d’un symptôme d’hypertension très importante, très anormale chez un sujet jeune. Il était passé par plusieurs médecins, il avait fait tous les examens médicaux nécessaires, et désespéré les somaticiens qui ne trouvaient aucun dérèglement pouvant expliquer cette perturbation grave, inquiétante pour sa santé. Jusqu’à ce que l’un d’eux en arrive à penser que cela ne pouvait être abordé que d’un point de vue psychique, ce qui amena ce patient à me consulter.
Rapidement, après m’avoir exposé son histoire médicale, soit les raisons premières de sa venue, il n’a plus parlé de son hypertension. Pendant à peu près cinq ans, il n’a plus été question que de ses relations familiales, de ses parents et de son frère. Parfois, je me demandais ce qu’était devenue son hypertension, et je me retenais de lui poser la question, je le laissais développer son discours, et travailler sur un plan analytique certains éléments de son histoire infantile.
Il s’est avéré, pour dire les choses rapidement, que ses symptômes somatiques venaient se superposer à une importante culpabilité qu’il avait éprouvée vis-à-vis de son frère cadet : il s’était senti responsable, à partir de certaines attitudes infantiles, de l’avoir violemment maltraité.
Et c’est incidemment, au bout de cinq ans, au détour d’une phrase, que j’ai appris que son hypertension avait totalement disparu dès le moment où il avait commencé à me parler d’autre chose, et ce dès le début de son analyse. Il avait donc été « guéri » de son symptôme somatique dès l’instant où son discours s’était porté sur sa problématique familiale et sur cette autre « tension » qui était en cause. Sa demande première de guérison avait donc été recouverte par une demande de savoir portant sur les tenants et les aboutissants de son histoire familiale, et particulièrement sur de l’insu. En même temps, j’étais personnellement pris dans un insu qui me concernait et que je ne percevais pas : son histoire avait des points communs avec ma problématique, ce que j’ai pu repérer dans le cadre d’une analyse de contrôle.
Cette forme de guérison fréquente dès les premiers entretiens, illustre comment la demande elle-même d’analyse (en tant que demande de guérison) est d’emblée promesse de guérison. Françoise Giroud l’a parfaitement exprimé en évoquant son analyse avec Lacan : « Quand la représentation que l’on se fait de soi devient insu-portable, le remède est là. […] C’est ce qu’une psychanalyse bien conduite enseigne à ceux qui lui demandent secours. » (Françoise Giroud, Le Nouvel Observateur, N° 1610).
La découverte de Freud repose sur ce fait que nous sommes duels, et que ce dont il convient de parler, c’est de l’autre qui est en nous, l’autre ignoré, l’autre oublié, l’autre refoulé, voire l’autre forclos. Il y a discors entre le je qui pense et le je qui est, discors, discordance, et structure inconsciente de discours. La somatisation de mon patient, son être souffrant, tout en collant à cette structure inconsciente de discours, l’empêchait de penser, venait entraver, par de l’in-su, son discours sur lui-même, dans le conscient. Le dispositif analytique lui a permis de le développer, en redonnant toute sa place à l’in-su. Dans ce qu’a écrit Françoise Giroud, c’est la prise en compte de « l’in-su-portable » qui ouvre la possibilité d’une analyse, et non une simple demande de guérison.
Exemple de Pierre Rey, qui a relaté son analyse dans Une saison chez Lacan :
L’analyse s’engage sur un malentendu : des entretiens très courtois, très chaleureux, trop. Pierre Rey fait tout pour contourner les raisons névrotiques qui l’amènent à Lacan. Mais ça achoppe sur la question de l’argent, qui est précisément pour lui un élément symptomatique, lui qui est flambeur, joueur, qui vit au-dessus de ses moyens ; puis, la relation continue apparemment sur le même mode courtois, et là où il y a un hic, c’est précisément sur cet argent qu’il n’a pas. Rapidement, il n’y a plus que cette question dans sa vie. Il passe l’intervalle entre chaque séance à s’évertuer à rassembler l’argent de la séance suivante, empruntant à gauche et à droite. Et cela vient occuper la place laissée vacante par l’inanité de sa vie, inanité qui est la raison pour laquelle il a été amené à l’analyse. On voit bien là comment une analyse s’engage sur une dualité qui est le propre du sujet.
Et l’argent n’est pour Pierre Rey que le représentant de son « manque-à-être ». En tant que tel, il est le trait sur lequel repose la mise en place du transfert : très agréable, une relation très chaleureuse, presque inestimable, mais superficielle. Inestimable, et donc, hors de prix.
Il remarque que dans les trois mois du début de son analyse, les symptômes s’estompent : ses phobies disparaissent. Mais c’est bien une autre phobie qui s’installe, sous la forme de la peur de ne pas avoir l’argent pour payer la prochaine séance. C’est là une parfaite illustration de la névrose de transfert…
Rétrospectivement, il fait le point sur la guérison de ses symptômes : « L’avouer aujourd’hui me fait sourire : je suis toujours aussi phobique. Mais, entretemps, j’ai négocié avec mes phobies. Ou je ne me mets plus en position d’avoir à les éprouver, ou, le dussè-je, les considérant comme l’accident d’un temps vide, je les subis avec la résignation ennuyée qu’appellent les réalités extérieures. » Illustration de la formule : « savoir y faire avec son symptôme. »
Ce qu’il apprend de son analyse : « je n’osais pas nommer mon désir. » (Page 133)
Et puis, il apprend, dans l’après-coup de son analyse, de son projet d’écriture, interrompu, pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’il se rende compte que chaque fois qu’il reprend ce projet, des symptômes physiques reviennent, des symptômes évoquant comme une menace de mort imminente, des douleurs dans la poitrine pouvant évoquer un infarctus. Il réalise alors que son projet d’écriture est bloqué par cette crainte de revivre la fin de son analyse comme une fin, une mort, qu’il est question de la mort de son père, ou d’un ami proche, ou même de la mort de Lacan. Cette prise de conscience permet la disparition des symptômes physiques et la reprise de l’écriture de son récit. Cette nouvelle guérison symptomatique reposerait sur l’actualisation d’un reste transférentiel.

Dans les récits d’analyse, il s’agit de disserter autour de restes transférentiels. C’est ce que réalise Pierre Rey : son projet d’écriture fait réapparaître des symptômes, et représente donc pour lui comme un équivalent de nouvelle tranche, où la question de la mort et de son inscription dans le réel du corps est centrale.

Dès le début, Freud avait situé l’importance du mot : « les mots sont bien l’outil essentiel du traitement psychique. » (Traitement psychique, 1890).
Ce que Marie Cardinal mettait en évidence dans le titre du récit de son analyse Les mots pour le dire, autre exemple d’un écrit qui relate une expérience d’analyse.
Ce livre a eu une importance, à l’époque de sa parution. Il montrait que le désir de guérir, puis le désir de savoir ont été, à travers l’itinéraire de son analyse, à l’origine de sa carrière d’écrivain. C’est en effet au détour de son analyse que s’est imposé pour elle l’écriture.
Elle raconte comment son analyse a commencé : elle était hospitalisée, dans la clinique de son oncle (importance de ce circuit familial), médiquée, sans autorisation de sortie. Elle se sauve de cette clinique, et c’est à ce moment, dès le lendemain, qu’elle contacte celui qui va devenir son analyste. C’est au moment où le désir de guérir des médecins ne fait plus son affaire, où la demande de guérison des symptômes ne suffit plus. Des médecins, elle en a vu, des hospitalisations, elle en a eu. C’est sans effet sur ce qu’elle appelle « la chose ». Cette chose qui ressemble à l’angoisse, avec toutes ses composantes somatiques : sueurs, palpitations, agoraphobie, et surtout ces incessantes hémorragies génitales qui lui ont valu bien des examens médicaux invasifs.
Comme souvent, c’est dès le début que les choses se nouent. Lors du premier entretien, l’analyste définit le cadre, les règles fondamentales (régularité des séances, paiement nécessaire, ne plus prendre de médicaments psy, se déprendre des concepts psychanalytiques). Il la met en garde sur les risques encourus : votre vie risque d’être totalement bouleversée. Et il lui demande de cesser de prendre des remèdes contre ses hémorragies ou pour le système nerveux. Après cet entretien, le symptôme hémorragique redouble, elle parvient à ne rien faire, ne pas prendre de médicaments, comme l’analyste le lui a demandé. Et le contrat va s’engager ; elle désigne le deuxième entretien comme la première séance. Elle commence par dire : « Docteur, je suis exsangue ». A ce moment, l’analyste, gonflé, lui répond : « Ce sont des troubles psychosomatiques. Cela ne m’intéresse pas. Parlez-moi d’autre chose. » Et c’est là que les règles fondamentales – particulièrement contraignantes – on l’a vu – viennent à la place de son symptôme, de ses règles. Et elle va constater que, dès cette première séance, son symptôme disparaît, et de façon durable.
Voici comment elle décrit son vécu de l’analyse : « En m’enfonçant, comme je l’ai fait pendant sept ans, pour me guérir, dans l’investigation de l’inconscient, j’ai compris d’abord le système des signaux, puis j’ai trouvé le secret de l’ouverture de la plupart des portes, enfin j’ai découvert qu’il y avait des portes que je croyais impossibles à ouvrir et devant lesquelles je restais à piétiner désespérément (résistance). L’angoisse venait alors du fait que j’avais la certitude qu’il n’y avait plus moyen de faire marche arrière. La situation était irréversible : impossible d’abandonner ou d’oublier une porte difficile à ouvrir et derrière laquelle se trouvait un remède pour apaiser et soigner mon esprit malade. » (X) On voit là qu’elle abandonne une tentative de guérison strictement médicale, recherchant l’éradication des symptômes, pour une autre optique, un « remède » qui se situe du côté de la recherche d’une vérité ignorée.
Après un apaisement relatif de la douleur liée aux symptômes physiques, vient le désir de savoir, d’en savoir plus, qui est induit, suscité par la demande que lui adresse l’analyste de parler d’autre chose.
« Le traitement a pris fin quand je me suis sentie capable de prendre la responsabilité de mes pensées et de mes actes, quels qu’ils soient. » (X) C’est-à-dire, prendre la responsabilité de son inconscient.
L’autre de Marie Cardinal, qu’elle explore tout au long de son analyse, et qu’elle a nommé « la chose », renvoie finalement, à ses rencontres infantiles avec la jouissance sexuelle, à partir d’une image qui l’obsède (un œil à l’autre bout d’un tuyau), image qui se présente comme une hallucination, qu’elle finira par interpréter : cela renvoie à une scène dans sa petite enfance où son père l’avait filmée en train d’uriner, provoquant chez elle une violente colère, évènement qu’elle avait refoulé et qui revenait sous forme de son hallucination, de la « chose ». On peut bien parler là de jouissance au sens lacanien du terme. Il est question d’effraction par le réel, d’impossible à jouir dire. La chose excède, au départ, elle alimente immédiatement l’inconscient, elle entre dans le refoulé.
Tout vient s’inscrire pour le sujet autour de cette Chose archaïque, repère mythique, toujours à distance, qui viendrait dire quelque chose de la Jouissance, alors que celle-ci ne cesse pas de ne pas s’écrire. Et le sujet se rabat sur la quête de l’objet a, ou sur des objets partiels, à défaut d’avoir accès à une totalité rêvée.
L’aboutissement de l’analyse, pour Marie Cardinal : « … l’analyse cela ne peut pas s’écrire. Il faudrait des milliers de pages répétées pour exprimer interminablement le rien, le vide, le vague, le rien, le lent, le mort, l’essentiel, le parfaitement simple. » Avec des moments de fulgurance, d’interprétations, et puis de nouveau « l’étincelle éblouissante de la vérité. » La vérité, qu’elle situe là liée à ce qui vient s’évoquer du non-su dans l’interprétation.
Cette perspective était également présente dans ce texte où Georges Pérec racontait son analyse : « Les lieux d’une ruse », publié dans un recueil intitulé « Penser, classer ».
Le fait de structure, donc de langage, qui détermine la psychanalyse, je trouve que Gilles Lapouge l’avait très bien formulé : il terminait ainsi le récit de sa rencontre avec Lacan à l’occasion de la parution des Ecrits :
« L’ouvrage de Lacan nous concerne tous. Il désigne les archives de cette vérité que chacun de nous recèle en lui-même, les chroniques perdues où l’histoire de l’autre, que nous sommes à nous-mêmes, parle dans un langage incessamment dérobé. »
Ce phénomène structurel tient à l’objet même de la psychanalyse : la recherche d’une vérité qui, quoi qu’il arrive, gardera toujours sa part d’ombre, une vérité qui est toujours en devenir, à venir. C’est cela qui est visé, au-delà de la demande de guérison, dans la demande de savoir qui fonde tout engagement dans une analyse.
Savoir et vérité :
Dans le séminaire Le savoir du psychanalyste (1971-1972), tenu en parallèle avec « …ou pire », Lacan est revenu parler à des psychiatres à Sainte Anne, il a évoqué son exclusion quelques années auparavant en ces termes : ce serait sa façon de poser la question du savoir qui aurait été à l’origine de son exclusion, en tant qu’il évoquait ce dont nous ne voulons rien savoir.
La question de la frontière entre savoir et vérité peut se concevoir comme une structure moebienne. Ce qui peut s’entendre clairement dans la formule centrale de la proposition d’octobre : « le non-su s’ordonne comme le cadre du savoir. » La vérité est là située du côté du non-su. C’est pourquoi le savoir, pour le psychanalyste, ne saurait être que supposé-savoir. L’interprétation porte « sur le lien de la parole à la jouissance saisissable dans la répétition. » (Lacaniana II Page 285). Et c’est de ce fait, interprétatif, qu’une guérison peut se produire, de surcroît. A condition que l’analyste sache se déprendre de son désir de guérir, ou sache y faire avec. Donc, qu’il puisse occuper, autant que possible, la place, la fonction du désir d’analyste
Un mot pour finir à propos de la traversée du fantasme qu’évoquait Robert Lévy dans la séance précédente : c’est dans le séminaire sur les quatre concepts (séance du 24 juin 1964, Pages 245-246) que Lacan abordait ce thème : il l’évoquait comme un au-delà éventuel d’une analyse didactique menée à son terme, approfondie, après plusieurs tours éclairant le lien entre le fantasme et la pulsion, au moyen de la perlaboration. Sa question est : « Comment un sujet qui a traversé le fantasme radical peut-il vivre la pulsion ? » Grâce justement au désir d’analyste, qui fait obstacle à l’identification, la fin d’analyse confronte le sujet à la pulsion. C’est là qu’il avançait qu’il n’y a d’analyse que didactique. Il en parlait comme d’un domaine qui reste à explorer (peut-être dans la passe ?) Y aurait-il là, dans le devenir analyste, sinon une guérison, du moins la construction d’un nouveau rapport au fantasme, ou d’un nouveau fantasme ?
En quoi une analyse qui s’avèrerait « didactique » permettrait-elle d’instaurer un nouvel abord et de nouvelles formulations du nouage entre le Sujet, le Réel et la pulsion ?

Serge Garnier