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Mort du psychiatre Jean Oury, fondateur de la clinique de La Borde

Le psychiatre et psychanalyste visionnaire est mort à 90 ans.
DISPARITION
Cette personnalité exceptionnelle de la psychiatrie française avait 90 ans.
«Le dernier grand», comme le dit si fortement le docteur Paul Machto. Cette nuit, est mort Jean Oury, dans la clinique qu’il avait fondé, La Borde, près de Blois. Il avait 90 ans.
C’était la personnalité la plus exceptionnelle, encore vivante, de l’aventure de la psychothérapie institutionnelle, qui a façonné toute la psychiatrie française au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

En mêlant humanisme, attention clinique, et ouverture, dans la prise en charge de la folie, c’était une approche chaleureuse de la maladie où le patient restait avant tout une personne.

«Soigner les malades sans soigner l’hôpital, c’est de la folie», disait Jean Oury.

En 1953, il fonda la clinique de La Borde, près de Blois, lieu unique de soins et d’attention. Et jusqu’au dernier jour, il était là, présent, à l’écoute des plus grandes douleurs.
ERIC FAVEREAU 16 MAI 2014 À 10:40


[Portrait de Jean Oury publié en juin 1998 dans Libération]

Jean Oury, fou de fous

Jean Oury, 74 ans, psychiatre, n’a jamais cessé, de Saint-Alban à La Borde, de vouloir soigner l’hôpital pour soigner les malades.

«Qu’est-ce que je fous là?» se demande le psychiatre Jean Oury. Comme chaque année, il est revenu à l’hôpital de Saint-Alban, la Mecque de la psychothérapie institutionnelle, mais, ce jour-là, c’est pour un adieu. Dans cette ancienne forteresse perdue en Lozère, pendant la Seconde Guerre mondiale , un petit groupe de psychiatres avait cassé les fenêtres de l’asile. Peu à peu s’était construite la plus formidable des aventures de la psychiatrie d’après-guerre, sur le principe que «soigner les gens sans soigner l’hôpital, c’est de l’imposture». A Saint-Alban on travaillait, on discutait sans fin, avec Eluard qui passait, Tristan Tzara aussi, ou encore le philosophe Canguilhem et, bien sûr, le maître des lieux, François Tosquelles, médecin réfugié de la guerre d’Espagne. «Oui, quoi? Qu’est-ce que je fous là? Saint-Alban, c’est foutu».

A la mi-juin, s’y sont tenues les dernières journées de ce mouvement. Fin des rencontres annuelles. On a cassé l’autel, plié les souvenirs. L’hôpital de Saint-Alban ressemble désormais à n’importe quel autre hôpital psychiatrique. Et Jean Oury se donne des raisons de ne pas répondre à sa question fétiche: «C’est quand même la moindre des choses de ne pas embarrasser les autres avec ses propres fantasmes. On ne va pas les emmerder avec nos emmerdements. Dans les familles, c’est effrayant la pathologie que ca développe, de ne pas pouvoir faire ce travail là, d’être toujours encombré. Comme en chirurgie, c’est l’asepsie.»

Alors, on se lave les mains, on entre doucement. Grande figure de la psychiatrie française, Jean Oury n’a pourtant rien d’un grand prêtre. C’est un roc, plutôt. Qui ne parle jamais de lui, toujours des autres. Et quels autres! C’est un défilé: bien sûr, Jacques Lacan qu’il a suivi pendant trente ans, Felix Guattari l’ami-analyste-philosophe, Jean Dubuffet le peintre, Antonin Artaud le poète, Gille Deleuze le philosophe, Jean Renoir le cinéaste, et Francois Tosquelles” Des gens qu’il n’a jamais quittés. «Je n’ai pas trahi.» Jean Oury est un homme clair. Il est grand, un peu vieux, un peu voûté. Il fume beaucoup. Il joue du piano quand il a le temps, mais il n’a jamais le temps: «On n’a jamais passé, seul, un Noël en famille», raconte Yannick, sa fille qui ajoute: «Mon père, je le vois comme un jeune homme de 30 ans, il a toujours été comme ça.» «Il a un côté vieil acteur américain», note un psychanalyste. «Mais où en est-il, maintenant, après toutes ces tempêtes?» se demande un philosophe. «Ben, il est là», répond, goguenarde, sa vieille copine Hélène Chaigneau, grande figure elle aussi de ce milieu psychiatrique.

«Si j’ai changé, moi? Non. Pourquoi? C’est pathologique, j’ai un coefficient d’instabilité égal à zéro», dit Oury. «Mon père m’a toujours dit ça: “il faut faire comme si on allait vivre mille ans, et être capable en même temps de faire sa valise le jour-même», raconte sa fille. Alors, pour concilier les deux, il s’offre des colères terribles. La plus grosse bien sûr, c’était en mars 1953. Jean Oury, après avoir quitté l’hôpital de Saint-Alban, s’était retrouvé comme médecin chef à Saumery dans le Loir-et-Cher. C’était alors le seul hôpital psychiatrique du département. «Au bout de deux ans, j’ai dit à l’administration qu’il fallait faire des travaux de réaménagement des locaux; et je leur ai donné, comme ça, six mois, un défi bête.» Six mois plus tard, rien. «Alors, je suis parti, mais je voulais voir mon successeur et discuter avec lui.» Celui-ci fait la fine bouche, refuse de discuter. Alors, Oury explose. «Je l’ai pris, et je l’ai mis violemment à la porte. Et je me suis dit, je ne peux pas laisser les malades avec ce type.»

Il prévient le Conseil de l’ordre des médecins et, en quelques heures, il décide de partir avec tous ces grands malades (trente-trois; sept malades restant car n’étant pas en état de marcher) sur les routes du Loir-et-Cher. Tous partis comme un bateau fou. A dormir à droite, à gauche dans des hôtels. Trouvant quelques jours refuge dans une maternité. Puis sur les routes. Jean Oury et ses malades ont erré deux semaines. Les infirmiers avec lui. Et, le 3 avril, ils débarquent dans le vieux château en ruine de La Borde, à la Cour Cheverny. Depuis ce coup d’éclat, La Borde est là. Toujours debout, encore aujourd’hui. Un lieu quasi unique en France où plus de 100 malades, ­ la plupart psychotiques ­, vivent. Un lieu transparent, un endroit simplement gentil. «C’est déjà ça d’être gentil avec la folie», disait Guattari. «La Borde? C’est un arrière-pays, un terrain vague», lâche Jean Oury. Pour parler de La Borde, il a presque les mêmes mots que pour évoquer La Garenne dans la banlieue parisienne, ce coin d’enfance où il a vécu avec ses deux frères, son père (ouvrier polisseur) et sa mère qui tenait une petite agence immobilière. «Le terrain vague de La Garenne, c’était cosmopolite, j’y ai tout appris. C’est ce que je disais à Lacan, que j’avais cent ans d’avance sur lui, à cause du terrain vague de La Garenne.»

La Borde, c’est donc Oury. Ou bien l’inverse. C’est là, en tout cas, qu’Oury a vu défiler toutes les secousses de la psychiatrie de ces quarante dernières années. Mai 68, entre autres, et l’antipsychiatrie avec qui il n’a pas fait bon ménage. «C’était à côté de la plaque, ça n’a servi à rien, si ce n’est à tout mélanger. De la foutaise…» Et maintenant? Il n’est pas loin de repiquer une de ses grosses colères pour parler d’aujourd’hui: «Il y a une destruction véritable du champ même de la psychiatrie. Ça prend une allure vertigineuse, cela devient impossible d’y travailler. La suppression du diplôme d’infirmier psychiatrique, c’est le plus gros scandale de ce siècle.» Il parle par à-coups, un peu comme Lacan. «La mode des séjours courts, c’est criminel. La schizophrénie, c’est une maladie chronique. La vie, c’est chronique. Ce n’est pas parce que l’on fait sortir quelqu’un qu’il est guéri. Il y a des malades qui ont disparu physiquement, je dis bien physiquement, car ils ne peuvent aller nulle part. C’est ça qui est en jeu.»

Mais alors, quoi? Pourquoi cet incroyable mouvement de la psychiatrie de l’après-guerre a-t-il si peu le vent en poupe? Pourquoi ce vide actuel? «Qu’est ce que je fous là?» doit se demander toujours Oury. Les autres sont morts, son maître Tosquelles en 1994, son ami Guattari en 1992. Certes, se maintient un réseau à travers la France de psychiatres ayant les mêmes exigences, mais ils sont silencieux, écrasés par le poids du conformisme et de l’indifférence politique. Jean Oury reste un peu seul. «Il faut que je parle à voix haute On travaille sur quelque chose d’extrêmement complexe, et c’est la moindre honnêteté d’être au niveau. L’exercice de la complexité, c’est comme chez un athlète, il faut s’entraîner. Tout le temps.»

Le docteur Oury parle avec sa voix fatiguée, avec ce regard cocasse. Il parle et il regarde. «Un regard, comme disait Lacan, c’est un regard qui se tient. C’est un trou avec des bords. Indispensable, des bords. La pathologie, c’est un trou sans bord. Lacan appelait ça le traumatisme.»

La Borde avec ses bords. Et Oury qui se tient.

Jean Oury en 6 dates :

  • Mars 1924. Naissance.
  • Septembre 1947. Interne à l’hôpital Saint-Alban.
  • Avril 1953. Fondation de la clinique de La Borde.
  • 1971. Début de son séminaire à La Borde.
  • 1981. Tous les mois, séminaire à Sainte-Anne.

Juin 98. Fin des journées de Saint-Alban.
FAVEREAU Eric