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Séminaire III. Du maître au m’être.

Artiste: ASTRO, exposition aux Galeries Lafayette des Champs Élyéses

On peut partir de cette définition de l’Autre, trouvée sur Wikipedia (1): L’Autre symbolise relativement à un sujet ce qui est perçu d’autrui et qui n’est pas soi. Il permet la réflexion car il est dépourvu de ce qui est pris pour l’autre mais qui ne l’est pas.

L’intérêt de cette définition est double. D’une part, elle résume toute la longue discussion, objet de mes deux précédents séminaires à Metz, dont les titres étaient : « Moi comme un autre (2) », puis « Le sujet comme un A/ autre (3)» qui portaient sur la question compliquée de la différenciation entre soi et l’autre. En effet, on ne peut pas se percevoir ou se penser comme un autre sans cet effet de réflexion, de retour de la parole sous une forme inversée, produit par l’Autre. Car, il ne s’agit pas seulement de penser l’autre que moi comme un autre moi, c’est-à-dire comme un semblable. Les avatars de cette pensée sont à la base du racisme et du narcissisme des petites différences. Alors, en franchissant un degré de plus, ne pas reconnaître un autre comme un semblable est ce qui préside à tous les meurtres de masse. Mais, il s’agit aussi de reconnaître le « soi comme un autre », ce qui est la thèse de Paul Ricœur (Soi-même comme un autre). C’est ce que Freud amène finalement avec l’invention de l’inconscient, comme une instance appartenant au sujet mais qui apparaît comme provenant d’un autre, ce que Lacan décrira comme venant de l’Autre. Reconnaître « le soi comme un autre », est tout autant ce que Lacan apporte comme la division du sujet, produit par l’effet du langage, c’est-à-dire comme le résultat de l’existence de l’Autre. Ainsi, on ne peut pas être identique à soi-même. Ce qui veut dire que du point de vue de la psychanalyse, il ne peut pas y avoir d’identité du sujet. Un sujet ne peut pas être fixé à un signifiant, il est déterminé à être représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Le sujet, en tant que sujet de l’inconscient, est divisé, ce qui est dire qu’il est vide d’identité ; il est parlé par un discours qui lui revient de l’Autre. Ainsi, dire je suis ceci ou cela, je suis un homme, une femme ou un psychanalyste, ne peut pas être une énonciation, mais ne peut être qu’un énoncé d’où le sujet a disparu. Le sujet se caractérise par son manque à être, par ce vide produit par l’incidence de l’objet a. Nous avons pris soin de préciser ceci, car nous y reviendrons lorsque nous étudierons le discours du maître.

Le second intérêt de cette définition de l’Autre proposée par Wikipedia concerne la structure de l’Autre. Il y est dit : il (L’Autre) permet la réflexion car il est dépourvu de ce qui est pris pour l’autre mais qui ne l’est pas. Cela signifie, bien entendu, que l’Autre n’est pas autrui, que l’Autre n’est pas un autre, comme annoncé dans la première partie du titre. Cet intérêt est aussi que l’Autre permet la réflexion à un sujet, non pas au sens d’une pensée ou d’une élaboration, mais à entendre au sens qu’il permet un reflet, une spécularisation. C’est là, la dimension imaginaire, ou plutôt imaginée de l’Autre, que l’on peut représenter par exemple avec dieu. Quand il est dit que dieu a fait l’homme à son image, on peut l’entendre sous une forme inversée, ce qui donne : l’homme a formé dieu à son image, une image complétée, imaginaire. Un Autre complété, un Autre non barré, dieu, qui incarne la garantie de la vérité (4). Cet aspect nous servira également quand il sera question du discours du maître et de l’université.

Car l’Autre est essentiellement symbolique. Robert Lévy, dans un précédent séminaire, nous a montré que pour qu’il y ait du sujet, il était nécessaire que l’Autre soit décomplété ; que l’Autre soit manquant. Ce manque dans l’Autre est, en effet, la condition nécessaire pour qu’il puisse y avoir du désir. C’est-à-dire que l’Autre est barré : A. Et l’on retrouve, ici, l’incidence de l’objet a, cause du désir, obtenu par l’effet du langage.

Ce rappel a été fait dans le but d’introduire ce qui constitue le corps de cette intervention, à savoir, un commentaire d’une séance d’un séminaire de Lacan. Il s’agit dans le séminaire XVII, « L’envers de la psychanalyse », de la séance du 20 mai 1970. Elle me semble importante à plus d’un titre. Elle éclaire certains points concernant le thème de l’année : qu’est-ce que l’A(a)utre, en particulier autour de l’objet a, dont Mercedes de Moresco nous disait lors de son exposé, il y a deux semaines, que l’altérité se jouait entre l’autre, l’Autre et l’objet a. Ce séminaire du 20 mai 1970 vient aussi questionner la nécessité de la bipolarité masculin-féminin, de cette pensée binaire, si fortement remise en question aujourd’hui.

Le premier point est celui-ci : quel est l’effet du langage sur l’être parlant? Si on considère que pour Lacan l’identification est identification à un signifiant, l’effet du langage va être une identification. Cette première identification est pour lui identification à ce qu’il y a « de plus simple », donc au trait unaire. C’est-à-dire que le premier effet du langage sera le « surgissement » du trait unaire (5). Ce trait unaire est l’Un unifiant, c’est l’être marqué Un. C’est le signifiant maître, qu’ici Lacan écrit « m’être », comme m’être à moi-même. Ce signifiant « m’être », S1, est-ce vraiment un 1?, donc « L’un-tout », comme il dit, permet la constitution du sujet représenté par ce S1 pour un S2. Cela a déjà été étudié lors des précédents séminaires d’analyse freudienne. Le point saillant, ici, consiste en ce que cette identification au trait unaire, ce surgissement du trait unaire, se répète. Et lorsqu’il se répète, il n’est jamais le même. Cela est du au fait même du langage, qui est déjà là, déjà efficace. Et en quoi n’est-il pas le même ? De quoi est faite la différence à chaque répétition ? C’est là qu’on peut entendre que la répétition est constituante du sujet. A chaque répétition, à chaque tour, il se produit un écart, une perte. Cet écart, Lacan, montre qu’il s’agit d’un objet a. La particularité de cette opération est que chaque tour supplémentaire n’entraîne pas une addition des a, mais à chaque tour supplémentaire, on va compter 1+a, et au tour suivant 1+1+a et ainsi de suite. C’est ce qu’il démontre avec la suite de Fibonacci. Ainsi, pour résumer ce développement, la constitution du sujet se fait par l’identification au signifiant « m’être », à écrire comme vous le voulez ; et par l’effet du langage il se produit une perte, a, qui produit par le truchement de ce signifiant « m’être » un manque à (m’)être. C’est ce manque à être qui est au fondement de la constitution du sujet, il détermine le sujet comme manque à être. Le manque à être est l’équivalent du plus de jouir, de la perte de jouissance, c’est-à-dire de l’objet a. Cela a pour conséquence que l’identification au trait unaire rate nécessairement. Il y a toujours un reste, l’objet a. Rappelons que l’objet a n’étant pas spécularisable, il n’est donc pas identifiable, il échappe à toute forme d’identification. Ainsi, il n’y a pas d’unité, pas d’unification possible, c’est dire également qu’il n’y a pas de rapport sexuel possible.

Ceci a pour le moins deux conséquences directes. Tout d’abord, il est perceptible que ce a, cette perte, ce plus de jouir est cause du désir. La cause du désir et le plus de jouir sont deux aspects de ce même objet a, le plus de jouir est équivalent à la cause du désir et réciproquement. C’est cette perte de jouissance, effet du langage qui est cause du désir, objet a. Le désir vise finalement à récupérer cette perte, cette jouissance perdue.

Ensuite, on peut alors entendre que le maître est manquant, qu’il est pris par ce manque à être, par ce vide, par ce manque de substance ou cette insubstance, comme dit Lacan. Il est castré. Sa toute puissance, en tant que maître, est en défaut. Or, affirme Lacan, l’expérience analytique montre que : «ce n’est qu’à ce que ce petit(a) se substitue à la femme que l’homme la désire (6)». Et là, ce qu’il va avancer ne souffre d’aucun doute, pour nous, sur le fait qu’homme et femme sont ici des signifiants et ne peuvent pas être pris pour leurs signifiés. Je cite : « C’est de là qu’il faut partir dans l’expérience analytique, c’est que ce qui pourrait être appelé « l’homme » c’est-à-dire le mâle, en tant qu’être parlant ceci proprement disparaît, s’évanouit, de l’effet même du discours, et du discours du Maître… écrivez-le comme vous voudrez … de ne s’inscrire qu’en castration, qui de fait est proprement à définir comme privation de la femme, de la femme en tant qu’elle se réaliserait dans un signifiant congru. La privation de la femme : tel est, exprimé en terme de défaut du discours, ce que veut dire la castration (7) ». Il ne s’agit, bien entendu, pas d’entendre, ici, la privation de la femme en tant qu’elle serait privée de pénis, mais que la castration, c’est être privé de ce qui est substitué par l’objet a, c’est être privé de la femme. Lacan enfonce le clou, si on peut dire, en disant que l’objet féminin privilégié qui est interdit, il dit même impossible, est la mère. Il ajoutera plus tard que la mère n’est pas une femme.

La femme dit-il « se réalise dans un signifiant congru », c’est-à-dire congru à représenter ce petit a. Il affirme donc que « la femme » est un signifiant représentant pour l’homme, pour le mâle dit-il, la jouissance phallique, le plus de jouir, c’est dire que ce signifiant « la femme » est de ce fait même, en tant que représentant l’objet a, cause du désir pour l’homme. Ce qui est une avancée notable. Ainsi ce qui est nouveau dans ce séminaire est ceci : il dit que la « femme » est un signifiant. Nous savons qu’il s’agit de ne pas confondre le signifiant et son signifié, que ce signifiant la « femme » n’est pas à assimiler à l’être parlant ou au sujet dont l’anatomie est féminine. Ce qui caractérise le sujet représenté par ce signifiant « femme » pour un autre signifiant, définition du sujet, consiste en ce qu’il prive l’homme de cette jouissance. On pourrait dire qu’il prive « l’homme », alors également à prendre comme un signifiant, de trouver l’objet de son désir, de pouvoir l’atteindre. Il n’y a pas de rapport sexuel. C’est certainement le seul intérêt de nos jours, à évoquer le complexe d’Œdipe, là où Freud articule avec ce mythe de l’Œdipe, que l’objet féminin privilégié, qui est la mère, est interdit (8). C’est, ici, le désir selon Freud, articulé par l’interdit, par la loi, telle qu’il le formalise avec le complexe d’Œdipe. Donc, le complexe d’Œdipe sert à formaliser ce rapport à la Loi dans son articulation avec le désir.

Pour en revenir à Lacan, il est amené logiquement, à ce moment de son élaboration, à évoquer, probablement pour la première fois, une ébauche de ce que pourrait être la jouissance de la femme, préfigurant le tableau de la sexuation qu’il inventera trois ans plus tard. Il ne présente pas encore cette jouissance comme non phallique. Il va dire que cette jouissance : « se représente d’une toute-puissance de l’homme, qui est précisément ce par quoi l’homme s’articulant, s’articulant comme Maître, se trouve être en défaut (9)». Cette jouissance se réfère, alors, à l’impuissance du maître. On est sur la piste d’une jouissance qui ne se réfère pas au phallus. Il s’éloigne, justement de la jouissance de l’hystérique qui maîtrise son maître. Ainsi, cette jouissance de la femme, qu’ici, il essentialise encore, n’est pas celle de la femme en tant qu’elle met le maître en défaut, puisque celui-ci est mis en défaut par les effets du langage, par la castration symbolique. Le discours du maître visant à unifier par un rapport sexuel qui n’existe pas. Le maître se compte 1, sans le petit a, objet a qui est précisément ce qui le met en défaut. Il précise, un peu plus loin dans cette séance du séminaire, que cette jouissance de la femme est sans forme, informée, il parle « d’insubstance (10) », de vide. Il la rapproche de l’objet a.

Alors comment ce maître va-t-il contourner cet obstacle de l’objet a qui le met en défaut ? Comme nous l’avons évoqué plus tôt, la femme est substituée à cet objet a. Ainsi, dit Lacan, avec son humour habituel : « C’est la plus vieille figure de l’infatuation du maître… écrivez-le comme vous voudrez …que l’homme s’imagine former la femme. Je pense que vous avez tous assez d’expérience pour avoir rencontré cette histoire comique à tel ou tel tournant de votre vie ! (11)» De former la femme est à la base du patriarcat et de son corollaire de la colonisation et de toutes formes de domination. Nous allons illustrer cette affaire par une petite vignette clinique. Un homme pris dans une relation passionnelle parle. Un signifiant arrive, incongru : « un avis ». Je répète : un avis ? Et il entend : un à vie. Et il associe : « Je la voulais comme ça ». Ses associations ultérieures lui permettent d’entendre cette énonciation, dont je vous donne ce que j’en ai entendu et ce que je peux en transmettre. Un à vie : il s’agit pour lui de faire un, pour la vie, donc pour la mort, toujours présente dans la passion amoureuse. Il ne s’agit pas, pour lui, de faire un à deux, comme on l’observe la plupart du temps dans une relation amoureuse, où l’un vient compléter l’autre, comme deux moitiés congruentes, mais de faire un avec soi-même, donc d’arriver à se compter 1. (On retrouve, ici, le trait unaire). C’est-à-dire de faire en sorte que sa propre image renvoyée par l’Autre soit identique à lui-même, vienne coller pour faire un, tel qu’il n’y aurait pas d’Autre. L’Autre peut être, ici, pris comme dans la définition donnée au début de cet exposé : « L’Autre symbolise relativement à un sujet ce qui est perçu d’autrui et qui n’est pas soi. Il permet la réflexion car il est dépourvu de ce qui est pris pour l’autre mais qui ne l’est pas ». Un reflet identique à soi-même, sans l’inversion, sans la symétrie propre au miroir.

Jacques Hassoun, dans son livre « Les passions intraitables » avance que dans les passions, il s’agit du moi-idéal, c’est-à-dire du narcissisme, sur lequel viennent se mouler un ensemble de causes du désir (donc d’objet a), alors que dans l’amour ‘vivable (12)’, il s’agit d’une projection de l’idéal du moi sur l’objet (13). En forçant les choses, pour permettre un repère en simplifiant, car moi idéal et idéal du moi ne sont pas de la même consistance, (le premier imaginaire, et le second symbolique), on pourrait dire que dans la passion amoureuse il se produit une sorte d’identification du moi idéal et dans l’amour ‘vivable’, c’est une identification à l’idéal du moi. Pour revenir, à la vignette clinique, le reflet identique à lui-même, serait identique à l’image narcissique et pas à l’image idéale, celle qui se réfère à l’Autre. Mais, c’est dans la deuxième phrase : « je la voulais comme ça » qu’il imagine former la femme à sa propre image. Ainsi, dans cette passion amoureuse, il ne s’agit pas de l’image spéculaire qui se réfère à l’idéal du moi, mais d’une image narcissique, non castrée, où l’objet a, plus de jouir, viendrait se coller au narcissisme. C’est comme ça qu’il la voulait finalement, sans perte. La perte, l’objet a, serait ainsi intégrée au narcissisme, ce n’est plus l’ombre de l’objet qui tombe sur le moi, mais c’est l’objet, objet a qui tombe sur le moi. Cette référence à « Deuil et mélancolie » n’est là que pour faire remarquer la parenté de la clinique des passions avec la mélancolie.

Ainsi, l’essence du discours du maître se révèle dans cette affaire de « former » ou d’être formé. Cela ne va pas sans évoquer le débat actuel au sein d’analyse freudienne sur la transmission avec son corolaire de formation des analystes. Une formation réussie serait celle où une formation pourrait idéalement se faire sans perte de jouissance pour le maître, tout puissant, non castré, comme on peut le voir dans les diverses églises, entre autres analytiques. Ma seule contribution à ce débat sur la formation, ce soir, sera de poser la question de savoir, si quand un sujet vient dire : je ne peux pas le faire car je ne suis pas formé.e, ne se met-il pas dans la position de l’esclave, ou dans sa forme actuelle de sujet soumis ou domestiqué qui est la règle dans le monde de l’entreprise ? C’est ce qui constitue, selon moi, l’enjeu majeur du conflit social sur les retraites en France, où il s’agit d’un forçage pour mettre au travail un peuple domestiqué (14). A ma grande surprise, je reçois de plus en plus de sujets qui viennent me consulter après que leur psy, psychologue, psychothérapeute, psychiatre (la semaine dernière) leur ait dit qu’il.elle n’était pas en mesure de poursuivre le travail avec eux pour la raison qu’ils.elles ne sont pas suffisamment formés.ées. Ces praticiens, honnêtes quand à leurs limites, ne peuvent pas prendre en charge un patient qu’ils ne peuvent pas faire rentrer dans une forme, une norme prédéfinie qui détermine le traitement. Lorsque je les reçois, je pense, malheureusement, que c’est plus souvent le psychiatre que le psychanalyste qu’ils viennent trouver. Ces sujets ont, pour la plupart, entamé une cure analytique.

Alors, comment Lacan en arrive-t-il à énoncer le fait de former, la formation au sens d’être formé, comme l’essence du discours du maître ? Il avance une autre nouveauté en partant du discours psychanalytique : « d’affect il n’y en a qu’un, à savoir le produit de la prise de l’être parlant dans un discours en tant que ce discours le détermine comme objet (15)». L’invention du discours psychanalytique permet de déterminer l’être parlant, c’est-à-dire le sujet, comme objet, et précise-t-il comme objet a. C’est ce qu’il avait déjà théorisé sur la position de l’analyste dans le transfert. La trouvaille qu’il donne à entendre ici, c’est que le sujet, du fait d’être parlant, est pris dans le langage, et il est déterminé comme objet a, ce qui est amené, dans cette séance du séminaire, comme équivalence au manque à être. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’y a qu’un seul affect du sujet du fait de la prise dans le discours, et cet affect est précisément que le sujet se trouve être un objet. C’est probablement une façon de décrire la division du sujet : il est, d’une part, sujet en tant qu’il est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Et, d’autre part, il est objet, en tant que marqué par les effets du discours, mais objet a, objet non spéculaire, objet cause du désir. Il est marqué par la perte due à l’entrée dans le langage, et marqué comme objet a. Cela amène Lacan dans cette séance du séminaire « L’envers de la psychanalyse » à dire que nous sommes tous objet a, qu’il y a des objets a partout, tout autour de nous. Il n’y a qu’à voir toutes ces publicités qui désignent des multiplicités d’objets a, qu’il nomme des « lathouses ».

Citons : « Mais pour les menus objets petit(a) que vous allez rencontrer en sortant, là sur le pavé, à tous les coins de rue, derrière toutes les vitrines, dans ce foisonnement de ces objets faits pour causer votre désir, pour autant que c’est la science qui nous gouverne, pensez-les comme « lathouses » (16). Nous reviendrons, plus loin, sur cette phrase : « c’est la science qui nous gouverne ».

Si nous sommes, en quelque sorte, des objets a, c’est dire que nous sommes objets cause de désir. En effet, peut-on vivre si on n’a pas été au moins une fois désiré, ne serait-ce que par celle ou celui qui a eu fonction de mère ? Or, rappelez-vous ce qui a été dit plus tôt : «ce n’est qu’à ce que ce petit(a) se substitue à la femme que l’homme la désire (17)». A ce moment de son élaboration, le signifiant femme, représente pour un autre signifiant, le sujet qui supporte cet objet a, le sujet auquel peut être substitué l’objet a. Ainsi, un homme d’un point de vue anatomique, est aussi un sujet représenté par le signifiant femme pour un autre signifiant. Une nouvelle fois, nous voyons que les signifiés ‘homme et femme’ ne recouvrent aucunement les signifiants ‘homme et femme’. Et tant que nous confondons, que nous assimilons les signifiants et les signifiés homme et femme, nous ne pouvons pas voir que le maître cache une femme. C’est-à-dire qu’alors nous transmettons, nous supportons (dans les sens de porter, de soutenir et d’accepter) en particulier dans la conduite de la cure, le discours du maître, avec son corollaire de domination et de ségrégation.

Ceci demande bien sur d’être étayé. Pourquoi est-ce le maître qui est marqué par l’objet a, ou pour le dire autrement qui représente le manque à être, puisque tel est l’effet du discours : la mise en place du manque à être? Pour l’essentiel, cela a déjà été montré, mais cela peut être complété par ce que Lacan avance dans la séance du 18 février 1970 : « Car le discours du Maître commence avec la prédominance du sujet, en tant justement qu’il tend à ne se supporter que de ce mythe ultra-réduit : d’être identique à son propre signifiant » (18). Outre l’intérêt de la formule, qui renvoie à ce qui a été dit à propos de la passion amoureuse, de l’unité etc., on peut entendre quand Lacan dit « que le discours du maître commence avec la prédominance du sujet (19) » que le discours du maître est la conséquence de la formation du sujet, qu’il en est même une réaction visant à annuler l’effet de la parole, à annuler le manque à être, la perte de jouissance, l’objet a, qui vient faire défaut à l’homme (bien entendu en tant que signifiant), au maître, dont vous savez qu’il ne jouit pas. Cela veut dire aussi qu’il ne perd pas de jouissance, de plus de jouir, de a. Essayez de me suivre encore un peu, car il s’agit en quelque sorte d’une tentative de faire une rapide genèse psychanalytique du patriarcat avec les outils que nous a donné Lacan. Car le patriarcat n’est rien d’autre, finalement, que ce qui permet au maître, de rester le maître en tant qu’identifié au signifiant « homme ».

En effet, si le maître est celui qui tend à ne se supporter qu’à être identique à son propre signifiant, c’est-à-dire à se défaire des effets du discours, à se défaire des effets du a, c’est que cet objet a le fonde comme cause de son désir, c’est-à-dire le féminise. Le maître est féminisé en tant que cause de son désir par l’effet du discours. Écoutons comment Lacan formule cette affaire : « C’est très précisément de l’affect qu’il en suit, de cet effet de discours, c’est à savoir que c’est très proprement en tant qu’il reçoit cet effet féminisant qu’est le petit(a) – et seulement par là – qu’il reconnaît ce qui le fait, à savoir la cause de son désir (20)». Ainsi, le maître s’identifie au signifiant « homme », mais aussi au signifiant « femme », et en tant que tel, il ne peut se supporter. Il est insupportable à lui-même, s’il n’élimine pas la femme qu’il cache ou pour le moins s’il ne la réduit pas au statut d’esclave ou d’être inférieur. Ainsi, le maître a mis en place et soutient le patriarcat pour cacher une femme en son sein.

Pour terminer l’étude de cette séance du séminaire, nous allons voir, rapidement, que Lacan y amène aussi un élément qui me semble abonder à cette idée que la différence de sexes n’a plus l’importance qu’on pouvait lui accorder. Bien avant les théories du genre, Lacan a montré que l’opposition masculin/féminin avait perdu une de ses raisons d’être essentielles.

En effet, l’existence de dieu permet de construire un autre non barré. Cela permet d’imaginer cet « artifice d’en remettre à Dieu la garantie de la vérité : s’il y a une vérité, qu’il s’en charge, nous la prenons à sa valeur faciale (21) ». Cette vérité factice, déterminée par une image : dieu ayant fait l’homme à son image, repose sur « des présupposés de ce que depuis toujours impliquait l’idée de connaissance, à savoir cette polarisation duelle, cette unification idéale, qui serait imaginée de ce qu’est la connaissance (22)». On dirait aujourd’hui que la connaissance se soutient d’une logique binaire. Si ce n’est pas vrai, c’est donc faux. Or, la science s’est bâtie autour de la perception. Ce qui est perçu est vrai et ce qui n’est pas perçu n’est pas vrai. Mais, la science a étendu notre connaissance du monde, en particulier, en ce qui concerne ce qu’on ne perçoit pas. Elle se soutient d’une vérité qui n’est plus abstraite, mais logique. Reposant sur la logique mathématique, elle n’a plus besoin d’être le reflet, d’être l’image des deux principes mâle et femelle (23). Pour Lacan, la science devient ainsi distincte de toute théorie de la connaissance, unifiante. Je pense par exemple aux théories quantiques qui ne peuvent plus ressortir à ce fait qu’il y avait là deux principes à scinder, l’un qui forme et l’autre qui est formé (24). Ce qui est conforté, dans le champ analytique, par ce qui a pu être dit du principe mâle, qui en parlant ne peux plus soutenir son unicité, il est à la fois mâle et femelle, par l’incidence du discours. Car, ce principe femelle, soit disant naturel, se caractérise par ce vide, par cette insubstance, ce que Lacan est en train d’élaborer, et qui aboutira à ce qu’il mettra à droite dans le tableau de la sexuation, comme de la jouissance de L femme.

Je pense qu’aujourd’hui, ces deux principes mâle et femelle sont à prendre essentiellement du côté de la conservation de l’espèce, de la reproduction sexuée, de l’union des gamètes. Il y a du réel de ce point de vue. Toutefois, cela sera probablement bientôt à reconsidérer. Le semaine dernière, des chercheurs ont réussi à reproduire des rats à partir de l’union des gamètes de deux rats mâles. Ce qui était un impossible n’est plus impossible.

Les théories du genre ne viennent pas par hasard. L’évolution de la science et de la pensée nous amène ainsi à remettre sans cesse en question nos théories et pratiques qui sont toujours à réinventer.

Philippe Woloszko.
Psychanalyste à Metz

Paris le 22 mars 2023.

1 Je remercie Dominique Marinelli qui m’a fourni cette référence.
2 Ce titre se réfère au livre de Paul Ricœur. Soi-même comme un autre. Seuil. Points Essais. 1990.
3 Ces textes sont consultables sur le site d’analyse freudienne.

4 J. Lacan. Séminaire XVII. L’envers de la psychanalyse. Version Valas. Séance du 20 mai 1970. P274.

5 Op. Cit. P266. « Là est le départ à prendre de l’effet de ce dont il s’agit dans l’ordre le plus simple, dont l’effet de langage s’exerce au niveau du surgissement du trait unaire ».

6 Op. Cit. P 264.

7 Op. Cit. P 265.

8 Op. Cit. P 127. Quelle place tient dans une analyse la référence à ce fameux complexe d’Œdipe ? Je demande ici, à tous ceux qui sont analystes, de répondre :
– ceux qui sont de l’Institut, bien sûr, ne s’en servent jamais [ Rires ],
– ceux qui sont de mon École font un petit effort, bien sûr, ça ne donne rien, ça revient au même que pour les autres [ Rires ]. C’est strictement inutilisable !

9 Op.,Cit. P 264.

10 Op. Cit. P 276.
11 Op. Cit. P 275.
12 Terme emprunté à Jacques Hassoun. Les passions intraitables. Aubier. 1995.

13 Jacques Hassoun.Op. Cit. P8.

14 James C. Scott. Homo domesticus. Editions La Découverte. 2019. Ces questions de domination et de domestication y sont lumineusement ouvertes et où il démontre que le travail sert à asservir et à domestiquer.

15 J. Lacan. séminaire XVII. Op. Cit. P 260. 16 Op. Cit. P 270.
17 Op. Cit. P 264.

18 Op. Cit. P 121,
19 Ibid.
20 Op. Cit. P 276.

21 Op. Cit. P 274.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Op. Cit. P 275.