Il est tard, la plupart des participants de ce colloque sont sur la brèche depuis le début de matinée, tout le monde attend le dîner, mon intervention n’a pas pu être traduite à l’avance en Portugais, et je dois vous entretenir — même pas de l’impossible ! De deux ou trois impossibles ! Autant de bonnes raisons de faire court, donc.
« Deux ou trois impossibles » : il n’est certainement personne ici à ignorer ce à quoi cet intitulé fait référence. Ces fameux métiers que Freud considère, par semi-boutade, participer d’un impossible, d’un impossible de structure. Éduquer, d’abord. Guérir, ensuite. Gouverner, enfin. Et Freud de préciser (vous trouverez cela dans la préface qu’il écrit au livre d’Aichhorn publié en 1925, Jeunesse à l’abandon) qu’il a suffisamment à faire avec le second de ces métiers — celui qui consiste à vouloir, ou à prétendre, guérir, et qu’il semble assimiler là à la psychanalyse — pour devoir de surcroît s’embarrasser des autres. Je peux vous lire la phrase exacte :
« Il y a très longtemps déjà, j’ai fait mien le mot plaisant qui veut qu’il y ait trois métiers impossibles : éduquer, guérir, gouverner ; j’avais déjà largement de quoi faire avec le second des trois. »
Et d’ajouter (comme c’est gentil, et de circonstances ce soir, je le précise) :
« Mais je ne méconnais pas pour autant la valeur sociale du travail de mes amis éducateurs »
Le mot lui plait suffisamment, complèterai-je, pour qu’il y revienne douze ans après, dans Analyse finie (ou terminée, ou terminable) et infinie (ou interminable), (1937), où il le martèle :
«Il semble que la psychanalyse soit la troisième de ces professions “impossibles” où l’on peut d’avance être sûr d’échouer, les deux autres, depuis bien plus longtemps connues, étant l’art d’éduquer et l’art de gouverner. »
C’est là ce sur quoi il convient d’insister, à mon sens, si l’on admet qu’il n’y a rien de plus sérieux qu’une plaisanterie, rien de plus conséquent qu’une boutade. Il y a des « métiers » impossibles, non tant parce que leur exercice le serait — celui-ci est certes compliqué, difficile, périlleux, mais nombreux sont ceux qui pourtant l’assument —, mais parce que la finalité que ces métiers supposent est en quelque sorte impossible à atteindre. On ne peut qu’y échouer, écrit Freud. En d’autres termes, ces métiers sont impossibles en tant qu’ils confrontent nécessairement avec de l’« impossible ».
Ce qui les inscrit d’emblée dans le champ de la clinique, si vous voulez bien accepter cette pirouette. Et si vous admettez avec moi — avec Lacan, plutôt — que, radicalement, la clinique, c’est ce que ce dernier appelle le réel — c’est-à-dire l’impossible. L’impossible à supporter, à saisir, à prendre absolument en compte.
Mais ce qui les positionne aussi, d’entrée de jeu, ces métiers, en regard de l’éthique, si vous acceptez ce second saut. Et si vous considérez, toujours avec Lacan, que l’éthique relève de la position que prend un sujet quand il est affronté à l’impossible. L’impossible du choix, l’impossible auquel conduit fatalement un désir sur lequel on ne cède pas. L’impossible dont témoigne par exemple Antigone quand elle atteste ne pas pouvoir ne pas remplir son devoir envers son frère mort — quelles qu’en soient les conséquences — parce qu’il implique ce qu’elle se doit à elle-même —à elle-même au-delà d’elle-même, pourrait-on dire. L’éthique, en tant que c’est la position que prend le sujet (a contrario de la position ordinaire du névrosé qui compose, qui « fait avec » la réalité et ses pressions), la position que prend le sujet quand il accepte et affronte l’impossible, le reconnaissant pourtant comme tel, et précisément parce que c’est impossible. « Renonçons, c’est impossible », dit (sagement) le névrosé. Allons-y, (puisque) c’est impossible, dit le héros tragique (l’héroïne, d’ailleurs, plus souvent), c’est-à-dire celui qui prend position éthique : qui ne cède pas devant cet impossible auquel le conduit le devoir en lequel se transforme son désir.
« Métiers impossibles », donc : ces métiers dont la finalité est telle qu’elle convoque un impossible devant lequel celui qui prétend les exercer ne saurait pouvoir se dérober. On comprend assez bien que Freud les invoque pour y situer la psychanalyse en appréhendant alors celle-ci, ce qui est loin d’aller de soi, par le biais — même pas de la furor sanandi — mais de la volonté de guérir. Deux solutions, en somme, sur ce plan : ou la guérison est « de surcroît », non recherchée comme telle, et la psychanalyse n’est pas une thérapeutique ; ou la guérison est prise en compte (ne serait-ce qu’à titre de fantasme) et mobilise alors — comme la clinique, mais par un autre biais — l’éthique, parce qu’impliquant directement l’impossible dans ce cadre de la cure.
Et l’on comprend tout autant que politique et éducation participent de cette aristocratie restreinte des métiers fondés sur des tâches impossibles à mener à bien, leurs moyens étant somme toute quasi antagonistes des fins recherchées. La politique en tant qu’elle implique le gouvernement des hommes en prétendant néanmoins viser leur bonheur. Et l’éducation en tant qu’elle prétend autant les enseigner que les former sans pour autant les déformer et les pervertir. En tant qu’elle prétend effacer les effets de la passion de l’ignorance — passion ontologique, s’il en est — sous les bénéfices du désir de savoir — de la Wißtrieb, comme s’exprime Freud.
Ce qui nous laisse devant une question que je trouve formidable dans la mesure où elle souligne, où elle met en jeu, une bonne part de ce qui tisse ce qu’il est convenu d’appeler notre « lien social contemporain ». La question de savoir si ces pratiques qui confrontent à de l’impossible supposent ce que l’on pourrait quasiment nommer des « conditions d’exercice ». Y a-t-il en somme des conditions minimales, non pour s’engager comme tel dans la pratique de la politique, de l’éducation ou de la psychanalyse, mais tout simplement pour pouvoir, en regard de cet impossible et de l’éthique qu’il implique, occuper la place qu’exigent ces pratiques ? Des conditions minimales pour pouvoir se prétendre gouvernant, éducateur ou psychanalyste ?
Pour la politique, j’ai une (petite) réponse. « Nolo episcopari ». Elle date du Moyen âge. On avait alors un critère assez simple pour déterminer qui il convenait de choisir pour devenir évêque. Précisément celui qui en déclinait l’honneur. Celui qui ne le voulait pas : nolo episcopari. On estimait, autant que je puisse à présent le comprendre, que cela garantissait somme toute :
(1) que ce n’était pas un bénéfice personnel qui était là visé, c’est-à-dire que cela devait garantir l’intégrité de l’impétrant.
(2) Que ce dernier avait une bonne représentation de ce à quoi il risquait de s’engager : la lourdeur de la tâche qui l’attendait, et à laquelle il avait donc tout intérêt à tenter de se soustraire. C’est-à-dire que cela devait garantir le caractère raisonnable de l’impétrant.
(3) Que l’exercice du pouvoir serait donc ainsi confié ̀ quelqu’un qui ne le rechercherait pas pour de «mauvaises» raisons — gonflement narcissique, brillance phallique — et n’en tirerait pas avantage sur ce plan, mais saurait s’effacer, dépasser les semblants, et se consacrer à ce qu’on n’allait pas tarder à saisir dès lors comme la « chose publique ». À quelqu’un qui saisissait bien que la « pénibilité » de la fonction, telle qu’elle se devait d’être exercée, l’emportait largement sur son prestige et les plaisirs de parade qui y étaient associés.
Évidemment, c’était il y a longtemps. Depuis, on est devenu plus retors. On a appris à jurer, les yeux dans les yeux, qu’on ne veut surtout pas de quelque chose, qu’on ne veut surtout pas le pouvoir, pour d’autant mieux se l’approprier, mine de rien. Le procédé est même devenu d’une banalité extrême — presque une figure imposée. Il n’en demeure pas moins que l’exercice du pouvoir n’est certainement jamais mieux accompli que par ceux qui ne s’y trouvent conduits que par le jeu des circonstances, et ne s’y prêtent, sinon avec « l’horreur de leur acte », au moins qu’en n’accomplissant en permanence le « pas de côté » garantissant qu’ils ne se prennent décidément pas pour le maître qu’on les prie d’incarner. Qu’ils ne vont pas a priori considérer que la fin qu’ils poursuivent vaut tous les moyens possibles (ce qui amène inéluctablement, on le sait bien, à faire de ces moyens recherchés des fins en soi). Qu’ils se gardent, en d’autres termes, de s’identifier, non tant à leur fonction qu’au titre qu’elle confère.
Cette réponse que je propose là pour la politique, l’exercice du gouvernement, me semble valoir, d’une certaine façon, pour les autres « métiers impossibles ». On peut en tout cas s’en inspirer pour voir ce qu’il en est pour chacun d’eux.
Pour la psychanalyse — si on la comprend comme l’offre conduisant un sujet à se laisser prendre au piège de sa propre parole, et à poursuivre celle-ci aussi loin qu’elle le mène —, la question est donc de savoir comment occuper la place de celui qui permet un tel processus. Comment, et à quel prix, occuper cette place de l’analyste ? Il y a bien sûr (comme pour la politique et l’éducation, d’ailleurs) le désir. Mais un désir — c’est ce que je viens d’esquisser— nécessairement tempéré par le recul devant cet autre piège qu’est l’identification, le fait de se prendre pour ce que l’on est convaincu d’être, de se prendre pour ce que les autres vous supposent.
Être psychanalyste requiert en somme, pour moi, vous l’avez compris, quelques conditions, la première relevant de ces dimensions de l’impossible et de l’éthique que je m’emploie ici à déplier : ne pas se confondre avec l’imaginaire de sa fonction, ne pas se laisser rattraper par ce semblant tout en en usant pourtant, ne pas se prendre en définitive pour « un analyste », là même où l’on en assume pourtant le rôle.
Et éducateur, alors ? C’est un peu la même chose, là encore, me semble-t-il. Mais je vais essayer de le dire un peu autrement, en passant par un petit détour : celui de la perversion. Que l’on admette que celle-ci s’équivaut à un geste — celui qui consiste, pour le pervers, à diviser l’autre, à s’employer à faire saillir sa faille ; pour l’y confronter, d’abord ; puis pour se proposer lui-même, le pervers, comme l’objet susceptible de combler cette faille, de combler l’autre, entre autres en lui révélant sa vérité — que l’on admette donc que la perversion s’équivaut pour une bonne part à ce geste, et l’on devra alors s’interroger sur ce qui distingue la perversion de l’éducation. (Comme de l’exercice psychanalytique, d’ailleurs. L’idée n’est pas neuve : qu’est-ce qui fait que le désir du psychanalyste n’est pas un désir pervers ?) Qu’est-ce qui distingue la perversion de l’éducation, surtout dès lors que cette dernière se teinte d’un peu de maïeutique, prétend remplir son office en saisissant le sujet dans le moment même de son ouverture, c’est-à-dire dans sa perplexité, dans sa faille, susceptible,
une fois dévoilée, d’accueillir d’autant mieux le savoir alors proposé ?
La réponse est à trouver dans le même fil, m’apparaît-il. Être éducateur, cela consiste à se dissocier du geste pervers (vous entendez bien que je ne dis pas que tous les éducateurs sont pervers, même si tous les pervers ont certainement, en revanche, une fibre éducative), cela consiste à se dissocier du geste pervers en cela qu’il ne s’agit pas de viser la division du sujet pour en faire l’objet d’une jouissance, mais pour en faire le support, l’embrayeur, du désir de savoir. Et de ce qui y répond. Être éducateur, en regard de l’impossible de sa finalité et de l’éthique que cela convoque, cela consiste évidemment à accompagner le sujet dans l’ouverture en lui du désir de savoir, et à l’accompagner en y investissant certainement son propre désir, mais en faisant une fois encore ce « pas de côté » décisif permettant là, en l’occurrence, de ne pas s’identifier à ce désir, à ce qui le suscite, et à la position qui le caractérise : celle de la perversion. Cela consiste en somme à en passer peut-être par une partie de la logique de celle-ci, sans en emprunter pour autant ni la visée, ni l’appui de jouissance.
Je peux en venir à présent, et enfin, me semble-t-il, au thème proprement dit de cette séquence, de cette séquence qui conjoint les trois « métiers impossibles » :
La psychanalyse a- t-elle une politique à proposer à l’éducation ?
Mais oui, bien sûr, m’apparaît-il. D’abord en soulignant précisément ce qui conjugue et rapproche psychanalyse, éducation et politique — cette étrange « communauté de l’impossible » qui fonde une éthique partageable. Et en insistant et ré-insistant sans cesse sur ce qui constitue cette éthique, et ce qu’elle exige.
Ensuite en accompagnant le champ éducatif, aussi bien que le champ politique, d’ailleurs, dans la prise en compte de ce qui tisse notre « modernité ». Est-ce la diffraction des interdits ? La dilution de la fonction paternelle, comme il est coutume de considérer ? L’exacerbation des idéaux, de leur férocité, et des contraintes qu’ils produisent ? L’heure n’est plus à ce débat, si ce n’est pour admettre que l’actualité du « malaise de notre Kultur » est à repérer là, disons dans un discours du maître qui en vient à s’appuyer sur cette promotion des idéaux bien plus que sur la fonction des interdits. Qui veut, strictement, « que ça marche », sans plus dorénavant laisser trop de prise à la protestation hystérique qui fait que « ça ne marche pas », parce qu’il n’y a désormais plus personne pour entendre celle-ci.
À la psychanalyse, donc, de permettre que soit encore entendue, un peu, la dérive possible, probable, du politique et de l’éducatif, conduisant dirigeants et éducateurs à s’identifier strictement à leurs fonctions, à se prendre pour ce qu’ils sont censés être, et à se faire ainsi pâles copies d’un maître exténué. Et à la psychanalyse, donc, de permettre qu’une telle dérive soit, un peu, corrigée, rectifiée, suspendue.
Enfin — pour reprendre précisément les termes de l’intitulé de cette séquence — à la psychanalyse de proposer à l’éducation cette politique consistant en ce simple rappel : que l’éducation se fonde sur l’enseignement, au sens de la capacité à se laisser enseigner par ceux-là mêmes qu’on enseigne. C’est-à-dire sur la capacité à en passer par le rôle du maître, sans en occuper pour autant la place, le discours et la prétention. Sur la capacité à faire consister une place de maître sans se laisser prendre pour autant au jeu des identifications qui la composent. À faire consister une place de maître sans prétendre pour autant l’occuper soi- même.
Alain Abelhauser Congrès international « Psychanalyse et Éducation » Paris, 13 – 15 mars 2015
Psychanalyste, Professeur des Universités (psychopathologie clinique)
Ancien vice-président, chargé des études et de la formation, de l’Université Rennes 2
Président du Séminaire Inter-Universitaire Européen d’Enseignement et de Recherche en Psychopathologie et Psychanalyse (SIUEERPP)