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« CRÉER N’EST PAS JOUER »

Les Cinquièmes Rencontres de Suze-La-Rousse sur le thème de la création, les 5 et 6 juillet 2014.
L’appellation art thérapeute n’est-elle pas l’expression même d’une colonisation par l’institution médicale de l’espace artistique ? Le lieu artistique à savoir, l’espace habité par l’artiste ne peut être réduit à des méthodes. Il est la scène même du bizarre, de l’inexploré. Beaucoup d’artistes côtoient dans cet espace mental qu’est la création, des impressions voisines de ce que décrivent certains êtres en souffrance psychique.
L’objet final, à savoir l’oeuvre est souvent le résultat victorieux du combat intérieur pour sortir de certaines étrangetés. L’alliance thérapeute-artiste me semble préserver l’hétérogénéité dans un atelier psychiatrique.Les spécialistes au carrefour des deux fonctions sont à mon sens les colons perdant le lien irrationnel entre le patient et l’artiste. L’artiste voyageur de l’innommable peut accompagner certains patients à cheminer dans des espaces quelques fois chaotiques, quelques fois limites.
Monsieur Jean Paul Klein déclare dans un de ses ouvrages : « l’art thérapie ne prétend à l’art que par surcroît ». Je m’interroge sur ce qui a initié cette formule. Je crois que l’art est employé dans cette appellation de façon triviale. En effet, l’objet final du créateur, de l’artiste se veut être oeuvre d’art. Il n’y a pas d’art sans oeuvre. Il est donc abusif de parler d’art, lorsque l’oeuvre, l’art sont de surcroît.
Matisse parlant de l’oeuvre nous dit : « une oeuvre doit porter en elle-même sa signification entière et s’imposer au spectateur avant même qu’il en connaisse le sujet ». Pour parvenir à une telle maîtrise, il faut par un moyen ou un autre, avoir résolu certains encombrements psychiques.
Artaud n’a jamais été génial lorsqu’il était hospitalisé. L ‘outil d’analyse doit être au mieux de sa forme. Ce n’est n’est justement pas les problèmes psychiques qui sont moteurs d’une oeuvre. Cette dernière est pour moi l’émergence d’un espace mental qui n’entretient pas forcément de lien avec celui du langage. les mots sont souvent désuets dans leurs tentatives de mettre un pont entre langage et œuvre d’art.
Apollinaire disait de Picasso : « Il étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre ». Allez au delà de l’émotion pour ne mettre en scène que l’évènement spatial, voilà pour moi le but de l’oeuvre. Elle n’est sûrement pas motivée par les états d’âme, bien au contraire. Ceux-ci l’amputeraient d’une pertinence nécessaire à son existence. Cet exercice quotidien qui consiste à s’extirper du joli, du viscéral confère au praticien de l’art une distance. Un décalage qui paradoxalement facilite son approche d’ouvrages exécutés par des patients. Ils peuvent dessiner des messages d’ordre intime et par là-même les renvoyer à leurs auteurs. Le champ pictural ou sculptural est comme le tableau vierge d’une salle de classe. Il peut être utilisé soit par un savant, soit par un quidam. L’important c’est ce qui est inscrit.
Einstein comprendra que l’on puisse faire des additions, le quidam ne comprendra pas forcément e=mc2. Seul le travail lui permettra la compréhension de la formule. Le tableau, la craie, restent pourtant les mêmes outils pour l’un et pour l’autre. La création a des impératifs.
Baudelaire déclare : « Il est une chose mille fois plus dangereuse que le Bourgeois, c’est l’artiste bourgeois qui a été créé pour s’interposer entre le public et le génie, il les cachent l’un à l’autre ». Travailler à une oeuvre c’est évacuer tout ce qui peut être complaisant.
Pour citer Jean Paul Sartre : « on ne met pas ses malheurs dans un livre, pas plus qu’on ne met le modèle sur la toile, on s’en inspire et ils restent ce qu’ils sont .On gagne peut-être en soulagement passager à se placer au-dessus d’eux pour les décrire, mais le livre achevé on les retrouve. »
La mauvaise foi commence lorsque l’artiste veut prêter un sens à ces infortunes, une sorte de finalité immanente et qu’il se persuade qu’elles sont là pour qu’il en parle. Lorsqu’il justifie par cette ruse ses propres souffrances, il prête à rire. On ne sauve pas le mal, on le combat.
Le label « Art Thérapie », me paraît être le nouvel habillage d’une pratique maintenant ancienne dans les hôpitaux, consistant à faire avec, en accompagnant, en suivant etc.Les qualificatifs sont nombreux et variés, Ils nomment tous la même mise en scène, un patient, un soignant et média de cette situation, l’objet.
Je crois que l’art thérapeute peut être amené quelque fois à justifier sa fonction et par là-même, dévier l’irrationnel, l’étonnant à des fins corporatistes. Son éthique n’étant pas là mis en cause, bien sûr. L’artiste du lieu indépendant où il se trouve me paraît être le candidat idéal pour préserver, restituer ce qu’il y a d’affectif et d’émotionnel dans une oeuvre d’art. En inversant la citation de Monsieur Klein,on pourrait dire :
« L’art est affectif et émotionnel de surcroît ». L’art thérapie sans art reste thérapie. L’art sans oeuvre n’est pas de l’art. Je crois réagir fortement à la dénomination « art thérapie » parce qu’il me semble que la formule amène une contraction de l’espace artistique, du fait de cette appropriation,
Il tourne l’art en dérision, d’où mon impression de violence faite à cet espace, qui j’en suis certain saura se libérer de l’amalgame. Un artiste du fait de son humanité peut éventuellement trouver quelques pistes de soin dans son oeuvre, mais c’est par surcroît. L’éthique l’en dissuadant bien vite.

Michel Botbol (1), lorsqu’il était patron du CPR de Senlis m’a donné la possibilité de faire une expérience qui a duré six mois. Immergé un artiste dans une institution sans qu’il soit soumis à l’impératif de soigner. J’allais toutes les semaines faire mon travail d’artiste sous le regard des pensionnaires qui désiraient venir dans les lieux réservés à cette pratique. J’étais régulièrement invité à participer aux réunions institutionnelles et je dois dire chaleureusement accueilli par l’équipe. J’ai pu fabriquer mais pas créer ce que je veux dire par là, c’est que j’amenais une de mes sculpture en cours, et je continuais à la réaliser sous les yeux des enfants. Par contre, l’atelier était toujours rempli d’enfants. Intrigués par le bruit, les outils et la pratique elle-même. L’institution devenait mécène et par la-même, nommait vraiment le lieu du créateur. Je n’avais pas à justifier telle ou telle performance soignante auprès d’un enfant. j’avais toute latitude pour évoquer les aspects de mon vécu dans l’institution. Je sentais que ma position dans leur établissement en disait long sur leur outil de travail et la performance de ce dernier. J’ai souvent été le confident de leurs rêveries poétiques. N’étant pas grimé en pseudo soignant, mon action ne fut pas pervertie. Le regard du créateur débusque souvent ce qui fait système du fait même de l’outil utilisé pour créer. C’est parce que l’artiste n’a pas le rôle de thérapeute qu’il peut aider à la thérapie. Il ne met pas forcément en scène les ingrédients connus, pour ce résultat. Par contre, sa complicité avec le thérapeute, multiplie les possibilités de soin pour les patients.

Bernard Susperregui
Sculpteur *

conférence enregistrée et retranscrite par
Chantal Cazzadori
pyschanalyste,

(1) Michel Botbol : secrétaire général de l’Association Française de Psychiatrie (Brest),

Photo de Jean-Bernard Susperregui
Photo de Jean-Bernard Susperregui

Ou l’énigme de la déchirure…

Jean-Bernard Susperregui est né en 1952 à Paris. Il vit et travaille en Seine-et-Marne, en
France. Autodidacte, il réalise ses premières sculptures en 1969.

’’De son maître Marino di Téana, Jean-Bernard Susperregui a appris l’importance du vide, et celle de la patience. Comme le sculpteur italien, il sait en opposant deux masses, donner à leur intervalle une densité presque palpable. Comme lui, il a su résister aux sirènes de la mode pour lentement construire une œuvre. Mais l’élève s’est affranchi pour partir dans des directions nouvelles et inattendues’’, écrit Harry Bellet.

En 1975, il est repéré par Gilles Vallée qui l’expose à la Galerie du Haut Pavé à Paris. Depuis, les expositions personnelles et collectives s’enchaînent partout en France. Entre 1989 et 1991, il se fait remarquer pour ses créations de décors pour le théâtre, notamment dans le cadre du Festival d’Avignon. En 1998, il crée une œuvre monumentale, une fresque de huit cents mètres carrés d’acier et de rouille, pour le théâtre de Toulouse. En 2002, il réalise une sculpture monumentale à Corbeil-Essones dans le cadre d’une commande publique. En 2004, commence sa collaboration avec la galerie Alice Mogabgab qui le présente à Londres en 2005, à Beyrouth depuis 2006, et en 2011 à la foire Art Paris au Grand Palais.
’’Dans un large éventail, écrit Caroline Edde, historienne de l’art à Paris, les sculptures de Jean-Bernard Susperregui englobent des contradictions apparentes ; le vide et la forme, l’ouvert et le fermé, le positif et le négatif, le statique et le dynamique, la symétrie et la dissymétrie, la légèreté et la pesanteur. Loin de s’annuler entre elles, ces polarités se manifestent dans un jeu d’intercommunication favorisant de nouvelles relations. De ce dialogue incessant entre les éléments naissent de multiples configurations plastiques qui perturbent nos façons de penser l’espace. […] Chaque œuvre est une invitation à jouer avec ces couples de contraires, à opérer des permutations, à rencontrer le simple et le complexe, à découvrir ce que le vide recèle et dissimule.’’

Vers le site Internet de Jean Susperregui

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