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Croire pour jouir

Artiste: Tony Cragg – Willow – Jardin des Tuileries

Dès le début de ses recherches, Freud, qui était neurologue de formation, s’oriente sur les processus primaires et secondaires. Il s’agit d’un modèle neurologique, organique qui lui sert à théoriser le fonctionnement du psychisme qu’il est en train de découvrir. Ce qu’il explique, c’est que le système psychique, comme il dit, s’organise autour de la décharge des tensions. Le psychisme se construit afin de permettre cette décharge avec les processus primaires tout d’abord. Quand cette décharge ne peut se faire immédiatement, s’élabore un moyen pour effectuer autrement cette décharge, et ce sont les processus secondaires.
C’est sur cette base que Freud va construire, va fonder toute sa théorie psychanalytique. Jusqu’en 1914, ce modèle répond parfaitement à toutes ses avancées théoriques. Lorsqu’il écrit « Pour introduire le narcissisme », il arrive aux limites de ce premier modèle, relativement simple, et il se rend compte qu’il devient nécessaire de reprendre cette conception neurologique ou organique. Il ne remet pas en question ce premier modèle, mais il le développe avec le texte: « Au-delà du principe de plaisir » en 1920, où il introduit la pulsion de mort. Ce concept, si mal compris, signifie que le psychisme tend à la décharge totale des tensions et que cela conduit à la mort. Il faut bien qu’il y ait une limite à cette décharge, pour que la vie puisse se poursuivre au-delà de la reproduction de l’espèce.

Cette décharge des tensions est ce qu’il nomme dès ses premiers textes le principe de plaisir qui permet la satisfaction des pulsions. Ce n’est rien d’autre que la jouissance. La tendance fondamentale du fonctionnement psychique est la jouissance. Tout le psychisme est organisé et se développe pour permettre la jouissance.

Lacan en reprenant cette articulation des pulsions de vie et des pulsions de mort, peut poursuivre ces élaborations avec son concept complexe de jouissance, qu’il a toujours maintenu et développé. Pour Lacan, la jouissance qu’il définit sur le modèle de la jouissance d’un bien, englobe tout autant le plaisir que l’au-delà du principe de plaisir. C’est la satisfaction de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. Le plaisir est la part de ce qui est conscient, et la jouissance celle de ce qui est inconscient. Une jouissance qui devient consciente est alors du plaisir. Dans cette perspective, par exemple, la domination serait tout autant du côté du plaisir que de la jouissance.

La jouissance chez Lacan est aussi gênante à utiliser que la pulsion de mort avec Freud. On utilise souvent ce concept fourre-tout de jouissance (ou de pulsion de mort) quand on ne sait pas trop comment dire ou penser autrement. On oublie simplement que la jouissance est au fondement même de l’organisation et du développement du psychisme. C’est-à-dire que tout le système psychique est fait pour permettre cette jouissance, que la vie est organisée pour pouvoir jouir.
Ainsi, du point de vue de la psychanalyse, jouir est le sens, la finalité de la vie. Si on vit c’est pour jouir, et si on ne jouit pas on ne vit pas. Tous les mécanismes fabriqués par les appareils psychiques sont au service de la jouissance. Dans cet exposé, nous allons tenter de montrer comment croire permet de jouir.

Nous allons le faire à partir de deux croyances très répandues: « retrouver un paradis perdu » et « donner du sens ».

Retrouver le paradis perdu renvoie évidemment à la perte de l’objet et son extrême dans la mélancolie, qui en est la forme clinique lorsque cette perte est impossible. Cette croyance que l’on peut récupérer ce qui a été perdu peut prendre des formes très variées: « avant c’était mieux », « retrouver un état antérieur », « le bonheur perdu est celui de la vie intra- utérine », « les nouvelles générations ne sont pas au niveau des anciennes » etc. Il s’agit essentiellement de penser à une jouissance réelle ou le plus souvent imaginaire, passée, perdue, que l’on pourrait récupérer ou retrouver.
Ainsi, y croire procure déjà une certaine jouissance en plus, parfois, d’une promesse de jouissance. C’est toute la clinique du plus de jouir qui est condensée là.

De quoi s’agit-il dans cette croyance à l’objet perdu que l’on pourrait retrouver ou récupérer? Elle se réfère au modèle, Freud dirait identité de perception, d’une perte réelle.
De nombreuses métaphores de cette perte sont couramment utilisées. Toutes se soutiennent du fait qu’il y aurait eu une origine et qu’elle serait perdue. Nombreux sont les mythes qui la représentent. Comme celle d’un monde primitif idéalisé dont le paradis, du déluge comme représentation de la naissance, ou d’une enfance bienheureuse etc. Nous vous laissons le loisir d’en évoquer bien d’autres. L’intérêt de ces mythes consiste à raconter qu’il y aurait eu, lors d’une origine imaginaire, un bonheur sans limite jusqu’à l’irruption du réel. La croyance que l’on pourrait récupérer ou retrouver ce qui a été perdu, vient dire que l’on croit qu’il serait possible d’effacer, d’annuler les effets de l’irruption du réel. Des thérapies comme l’EMDR ou la PNL (programmation neuro-linguistique) reposent sur cette croyance que l’on pourrait annuler un traumatisme et ses effets.

Or, Lacan a théorisé cette perte dite originelle en parlant de l’introduction dans le langage. En effet, disait-il, l’introduction du langage coupe le sujet de sa jouissance. Ainsi, il y a bien une perte réelle de jouissance que l’on peut décrire de façons équivalentes de deux manières.
  1. en disant que le réel troue le symbolique, c’est à dire que l’Autre n’est pas complet: ce qu’il écrit par S(A) (A/).
  2. en disant que cette perte de jouissance peut être représentée par la chute, la perte d’un objet qui est l’objet a. Cet objet a n’est pas à proprement parler tout à fait un objet. D’autant plus qu’il est, ici, en même temps objet cause du désir et plus de jouir. Ainsi, croire que l’on peut retrouver une jouissance perdue est finalement croire que l’on pourrait attraper cet objet a, parfaitement insaisissable. Ce qui est impossible. Une jouissance perdue est définitivement perdue.
On peut trouver ou se procurer une autre jouissance qui ne peut pas remplacer celle qui a été perdue à tout jamais. Cette nouvelle jouissance visant à remplacer celle qui a été perdue ne fera qu’accentuer la perte. Et plus on cherche à récupérer une jouissance perdue par une nouvelle jouissance et encore une autre etc.. plus la perte augmente. C’est cela que nous appelons la clinique du plus de jouir. Ce cycle des jouissances cherchant à retrouver une jouissance perdue est à la base de toutes les addictions.
Dans les addictions la perte est impossible pour le sujet sur le même modèle que dans la mélancolie. C’est de cette façon que nous relions la clinique des addictions à celle de la mélancolie. Il apparaît ainsi que croire que l’on peut retrouver une jouissance perdue, que l’on peut résumer par: « c’était mieux avant » en tentant de retrouver cet état antérieur, amène le sujet à produire sans cesse de nouvelles jouissances, donc à jouir. Dans cette logique, plus on en jouit, plus on accentue réellement le manque à jouir et plus on va y revenir et recommencer. Toutefois, sans nécessairement entrer dans ce cercle infernal de l’addiction à une jouissance perdue, le fait de croire que l’on peut retrouver le « c’était mieux avant » procure une jouissance, ne serait-ce que celle du souvenir (certainement imaginaire) de la jouissance perdue et produit du plus de jouir, de l’objet a. On peut noter que la promesse de jouissance n’en n’est ici qu’un de ses avatars.

Enfin, du point de vue qui est le nôtre, en tant que psychanalyste, qu’est-ce donc que cette chute, cette perte de l’objet a?
C’est précisément ce qui cause la division du sujet. Alors, croire que « c’était mieux avant », apparaît comme étant un déni ou désaveu de la division du sujet, c’est-à- dire de ce qui constitue le malêtre de la condition humaine. Le désaveu ou déni de la réalité est au service de la passion de l’ignorance, c’est-à-dire qu’il permet la satisfaction de cette passion. La satisfaction d’une passion est une satisfaction de la pulsion, et ce n’est rien d’autre qu’une jouissance.

Ainsi, croire que « c’était mieux avant » et toutes les dérivées de cette croyance procurent de la jouissance pour au moins deux raisons. D’une part le déni ou désaveu fait jouir par la promesse d’une jouissance imaginaire. Rien ne prouve que l’homme primitif ou nos ancêtres étaient plus heureux, et notre clinique nous montre tous les jours que l’enfance n’est pas, contrairement au discours commun, une période bienheureuse etc. Ce qui est heureux est qu’on puisse oublier et refouler. Toute croyance repose sur une forme de déni ou désaveu permettant de jouir avec sa passion de l’ignorance. Et d’autre part, croire que « c’était mieux avant », est croire qu’il existe une solution à la dure condition humaine conceptualisée en psychanalyse par la division du sujet. Encore une jouissance.

Venons-en maintenant à la seconde croyance abordée aujourd’hui: celle que revient à donner du sens, à rendre les conduites et paroles des sujets compréhensibles. Cela peut aller à donner du sens à ce que l’on fait: je fais ceci ou cela parce que… à la compréhension des phénomènes dans lesquels un sujet (sujet de l’inconscient) est impliqué.
Par exemple: si ce sujet a fait tel acte, comme un toc, c’est parce qu’il est obsessionnel ou bien je suis médecin car mon père était malade lorsque j’étais enfant et en soignant des gens je peux satisfaire mon désir de soigner mon père. Ces deux exemples, remarquables par leur banalité, permettent d’éluder l’énigme du désir inconscient. Dans le premier, ce qui est un symptôme, c’est-à-dire que dans le transfert, un symptôme est un énoncé qui donne à entendre, cela veut dire qu’il est entendu en tant qu’énonciation d’un sujet et que de ce fait il ouvre à d’autres énonciations. Ainsi, donner du sens à une parole d’un sujet, croire qu’on peut le comprendre, revient à réduire un symptôme analytique à un simple signe. C’est beaucoup plus facile et permet à tout le monde de jouir du sens (jouis-sens) éludant, effaçant ainsi le désir à l’œuvre. « Voilà pourquoi votre fille est muette » dit Sganarelle dans « Le médecin malgré lui » de Molière.

Le second exemple ne dit rien des motivations inconscientes de ce fils médecin. Il peut très bien faire ce métier pour se réjouir ou jouir à nouveau de la souffrance de ses malades. Il est probable que chacun d’entre vous a pu constater ou entendre des soignants jouir de leurs penchants sadiques dans l’exercice de leurs fonctions.
L’abnégation, le dévouement et la sanctification de Mère Theresa l’illustrent bien(1). Le désir inconscient est effacé derrière ce sens et la jouissance du sens et du bon sens. On peut tout aussi bien croire que le médecin ou l’infirmière sadique ne s’en rend pas compte; mais qui peut rendre compte de sa jouissance?

Il y a un autre aspect plus fondamental dans notre champ analytique de la jouissance liée au sens. On peut dire que si des sujets viennent trouver un psychanalyste, c’est que leur inconscient vient entraver leur jouissance. Le dispositif de la cure, c’est-à-dire l’instauration du transfert permet : « la mise en acte de la réalité de l’inconscient(2) », nous dit Lacan dans le séminaire XI. Or, dans ce même séminaire, il précise la place du sens dans ce qui constitue l’inconscient du sujet. Le sens est en quelque sorte l’habillage de ce qui échappe, de ce qui est l’essence de l’inconscient, à savoir le non- sens. Il dit: « Nous choisissons le sens : le sens ne subsiste qu’écorné de cette partie de non-sens qui est, à proprement parler, ce qui constitue, dans la réalisation du sujet, l’inconscient(3) ». Notre lecture de ce qu’il développe est celle-ci: ce qui de l’inconscient empêche le sujet de jouir à sa guise est justement cette part fondamentale de non-sens. Ainsi, recouvrir ce non-sens par du sens permet d’accéder à cette jouissance entravée; et pour le moins, croire au sens en donne l’illusion. Par conséquent, croire au sens produit du plus de jouir.

En conclusion. Croire est un mécanisme psychique permettant au sujet de continuer à jouir. Ce n’est pas la seule fonction de la croyance, mais celle-ci nous semble essentielle. Cela s’effectue par la production de plus de jouir, donc d’objet a.
A quoi, on peut y ajouter ce que la psychanalyse montre de spécifique avec les exemples que nous avons pris. Croire permet de dénier l’inconscient et la division du sujet. Ainsi, si une cure analytique peut amener les analysants à déjouer un certain nombre de croyances, d’illusions, cela ne leur permettra pas de mieux jouir. Ce qui est parfois vécu comme un échec thérapeutique de l’analyse. Cela n’a de valeur que si l’on considère que l’analyse est une thérapie, ce qu’elle n’est pas. Les sujets ayant fait une analyse ne jouissent pas plus, mais certainement ils peuvent jouir autrement et ainsi continuer à jouir de leur vie.

Philippe Woloszko,
Psychanalyste, Psychiatre
À Metz
Intervention à Madrid, le 17 février 2024, Séminaire Analyse Freudienne.


(1) Je suppose que vous savez qu’elle a toujours refusé d’administrer le moindre médicament contre la douleur. Il faut souffrir pour atteindre la rédemption. (Ou pour faire jouir la sainte.)
(2) « le transfert est la mise en acte de la réalité de l’inconscient ». J. Lacan. Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Version Valas. Séance du 22 avril 1964. P 225.
(3) Ibid. Séance du 27 mai 1964. P 335.