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Dire non à la servitude volontaire!

Fiac 2014 au Grand Palais
Refuser de se soumettre à un travail aliénant dans un secteur prestigieux…

Melle K rêve de travailler dans le champ culturel.
Après bien des combats sur elle-même, elle obtient son diplôme ainsi qu’une bourse pour réaliser son merveilleux projet. Elle va considérer cette possibilité comme une grande chance. Derrière cette réussite c’est surtout le sentiment de liberté qui l’enivre. Issue d’une famille très modeste où l’on habite tous ensemble, soumise à une communauté jugeante, qui demande des comptes, n’est-ce-pas vouloir se sentir sujet désirant et autonome pour vivre ailleurs et autrement ? Une quête identitaire et professionnelle va lui faire prendre le chemin d’une capitale régionale française où elle postulera comme stagiaire pour s’arrimer au terrain et en apprendre les règles propres à  son nouveau métier.

Bientôt, adjointe à la direction artistique d’un centre musical régional prestigieux, Melle K va s’investir énormément, voulant répondre sans compter aux demandes de son chef. Les responsabilités sont multiples, le temps pour y faire face s’allonge. 
Les failles du système apparaissent et finissent par la désenchanter. D’abord celle concernant la non reconnaissance des idées émises. Le responsable se les approprie et retournant la situation, les bonnes idées viennent de lui. Malgré l’esprit d’équipe lié à la complémentarité des compétences, le style de management dispensé par leur chef ne permettait pas une véritable collaboration ascendante mais plutôt autocrate donc pyramidale. Deuxième faille, le personnel qui travaille autour du directeur est composé essentiellement de jeunes femmes célibataires qui peuvent tenir ces conditions de travail où la vie privée est bien entamée : emploi très prenant, difficile, sans horaires encadrés. De même que  l’initiative est mal vue, toute réponse doit descendre du chef, seul habilité à répondre, la délégation n’existe pas.L’égo du manager est ici fort imposant, doublé d’humeurs caractérielles évidentes qui détermine bien  la position sans équivoque de  subalterne de ses employées. Enfin, engagée dans quatre gros projets sur l’année, liée à ceux-ci, Melle K reste cantonnée à ce travail sans pouvoir passer à autre chose.Les initiatives de changement s’avèrent impossibles.

Fiac 2014 au Grand Palais
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Décidée à ne plus « tout donner » aux projets de l’institution, au détriment de son équilibre, Melle K quitte ce poste au grand étonnement et regret de son responsable qui manifestement déniait sa situation. D’ailleurs un turn over est patent dans cette équipe.
Décidée à venir s’installer sur Paris, elle entre dans une grande structure culturelle, après quelques recommandations et entretiens. Riche de ses expériences passées, tout en respectant les façons de travailler de chacun, elle va initier des projets porteurs. Cependant, elle est en butte avec les méthodes de travail de son responsable, très obsessionnel, qui exige que la totalité de l’information reçue et envoyée soit très rigoureusement classée. Il veut tout contrôler, maitriser à outrance le flux des messages mails y compris. Il ne fait pas confiance, il a peur d’être en faute s’il y a un problème, il prévoit donc une justification écrite de chaque message. Melle K voit son temps de travail réduit à 70% de gestion répétitive et sans intérêt pour son esprit d’initiative qui veut aller au devant des projets à monter. Son travail s’appauvrit, mais ce qui la fait « craquer » c’est son changement de statut qui pourrait sembler prometteur puisqu’elle va passer d’un CDD à un CDI. Il faut savoir que dans la fonction publique, un contractuel obtient  l’attribution d’une prime de précarité car il n’est pas agent titulaire. Or, en devenant agent titulaire d’un CDI, Melle K , en perdant cette prime se retrouve avec un salaire inférieur de 400 euros avec comme conséquence non négligeable la garantie de l’emploi. En effet, la réduction du salaire en passant de CDD en CDI (à cause de l’enlèvement de la prime de précarité obligatoire pour le contrat CDD) concernent tous les domaines, non seulement la fonction publique. Pensant qu’il s’agissait d’une erreur, elle se renseigne auprès de nombreux services pour entendre leurs jérémiades, des plaintes concernant les petits salaires affectés aux fonctionnaires.
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Situation pourtant confortable quand on est mère de famille, on a droit aux avantages gérés par le Comité d’Entreprise, comme, par exemple les colonies de vacances pour les enfants.Il semblerait que les femmes sont incitées à avoir des enfants car tel est le réel avantage dans ce lieu. 
Ce qui est criant  en France aujourd’hui, c’est la disparité des salaires entre hommes et femmes. Non seulement elles ont des emplois plus précaires (CDD) et occupent des emplois moins qualifiés, dans des secteurs moins bien rémunérants, mais l’écart de revenus est de 24% entre femmes et hommes selon l’Insee. D’après l’observatoire des inégalités, elles sont victimes de discrimination  pure. (1)
Titulaire d’un bac plus 8 et pouvant prétendre à 14 ans d’expérience de travail Melle K décide de quitter ce temple de la culture. Elle refuse de régresser en gagnant moins que dans son poste précédent en province, constate l’impasse professionnelle dans laquelle elle travaille. Psychologiquement elle ne supporte plus cette situation sans avenir. N’est-ce-pas dire non à la servitude volontaire ?

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Manager ou servir ?

On peut s’interroger en effet sur la réalité des effets d’un management où les contraintes sont à ce point opposer à faire évoluer le travail des intermédiaires.Les employés ont le sentiment d’être aux prises avec des injonctions paradoxales : faire plus avec moins, être plus autonome tout en étant confrontés à des prescriptions centralisées voire impératives. Le nouveau management se présente en général comme pragmatique et non idéologique, il se donne pour objet de rationaliser le service pour qu’il soit plus efficace. La multiplication des contraintes et des contrôles agit au coeur même des professions et non à la marge. Le double langage est de rigueur : on parle d’autonomie là où un contrôle autoritaire et tatillon s’exerce. Ces méthodes agissent sur l’identité des professionnels et sur la nature de leur mission. La technique et la bureaucratie s’accouplent  dans un souci de dynamiser les professions alors qu’elles produisent l’inverse. Les managers sont au centre des transformations d’un système qui répond aux réformes néolibérales. Eux-mêmes encadrés dans des pratiques normalisées ainsi que des évaluations fixées par des indicateurs chiffrés imposés selon l’idéologie néolibérale, ils deviennent des acteurs consentants du système établi.
Pourtant, les capacités de résistance des corps professionnels et de l’institution existent. De fait, les professions résistent. Elles résistent aussi dans le sens d’une persistance de leur pratique, de leurs valeurs, de leur savoir-faire et au final de leur intégrité.

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Inventer des modalités d’actions pour un nouveau service !

« La reconnaissance n’est pas une revendication marginale de ceux qui travaillent » (2) nous le rappellera Christophe Dejours, dans son livre : « Souffrance en France ».  Ce que l’on appelait classiquement « la motivation au travail », décisive dans la dynamique de la mobilisation subjective de l’intelligence et de la personnalité dans le travail, est liée à cette reconnaissance attendue du salarié. Que ce soit de l’ordre du jugement d’utilité et de beauté de son travail, celui-ci joue un rôle majeur puisqu’il permet de transformer la souffrance en plaisir. La majorité des gens qui travaillent s’efforcent de le faire de leur mieux et donnent beaucoup d’énergie, de passion et d’investissement personnel. Si cette reconnaissance est acquise alors le travail s’inscrit dans la dynamique de l’accomplissement de soi. Pour Melle K, son travail devenait « absurde » pour l’essentiel de son temps passé à classer, trier, hiérarchiser l’information Chacun sait également combien la rétribution salariale donc matérielle,  entre dans la reconnaissance du poste de travail. Là aussi, la dépréciation de son travail s’est avérée insupportable puisqu’elle perdait une somme conséquente en changeant de statut. Plutôt que de rendre acceptable ce qui ne devait pas l’être, en développant des stratégies défensives quitte à endurer une souffrance psychique déniée, Melle K, décide de démissionner de son poste pour sauvegarder son équilibre psychique.

Bien entourée, stimulée par des amis, Melle K décide d’apprendre un nouveau métier en faisant le lien entre elle et des artistes qu’elle “aime” afin de partager leur art avec le public. Pour cela elle va s’installer comme entrepreneur indépendant dans son domaine culturel, le bouche à oreille des réseaux stimulés, fera le reste. Melle K se lance dans une nouvelle aventure, là encore à corps et à coeur.

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LE RÉEL soit les pannes, accidents, anomalies…

J’analyserai l’entretien sur le changement de cap de Mme K, en référence aux notions de psycho-dynamique du travail, selon la théorie de Christophe Dejours.
Pour le clinicien, le travail ce n’est pas en première instance le rapport salarial ou l’emploi, c’est le « travailler », c’est-à-dire un certain mode d’engagement de la personnalité pour faire face à une tâche encadrée par des contraintes (matérielles et sociales). Par exemple, en s’installant entrepreneur, Melle K, encouragée par ses amis partenaires pourra travailler avec eux sur des bases d’affinités et de confiance, le pari est lancé !
or, des évènements inattendus sont venus annuler le processus en place. Cet imprévu montre le décalage entre ce qui est prescrit, ici le projet, et la réalité concrète de la situation :
soit l’abandon au tout dernier moment du projet par les partenaires amis.
Par conséquent, même si le travail est bien conçu, même si son organisation en est rigoureuse, les consignes claires comme les procédures, des incidents, des anomalies de fonctionnement surgissent. Cet écart, entre le prescrit d’un côté et la réalité de l’autre, c’est ce que la psycho-dynamique du travail appelle le REEL. Autrement dit la mise en échec de la maîtrise. Le monde réel résiste. Cependant, confrontée à l’échec Melle K, aurait pu se sentir impuissante, déçue, découragée. Affectivement atteinte elle s’est pourtant éprouvée, en résistant, en continuant malgré la souffrance ressentie par ce laisser tomber imprévisible… « Cette souffrance au travail n’est pas qu’une conséquence ultime du rapport au réel, elle est en même temps prétention de la subjectivité vers le monde, à la recherche de moyens d’agir sur le monde, pour transformer cette souffrance en trouvant la voie pour surmonter la résistance du réel ». Christophe Dejours (3).

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L’INTELLIGENCE ET LE CORPS…

En effet, le sujet confronté à l’échec, doit non seulement pouvoir combler l’écart entre le prescrit et le réel qui échappe, en y mettant toute son intelligence pour s’éprouver soi-même, pour se transformer, pour s’accroître en inventant, en créant des solutions, des réponses adaptées à une nouvelle expérimentation, mais aussi,  le sujet, à son insu, fera intervenir son corps. Ces opérations passent par le corps qui va investir le monde, pour le faire sien, pour l’habiter. Une intimité avec ce corps et les éléments de réflexions propres aux choses matérielles comme aux comportements humains s’éprouvent affectivement dans la relation à l’objet ou à l’autre. Mimiques, sueurs, gestique, sourire, tremblements reflètent notre sensibilité dans nos expressions langagières ou de pensées. C’est comme un deuxième corps subjectif qui est constitué à partir du corps biologique, que la psychanalyse nomme le corps érogène. Bien des somatisations marquent le corps lorsque le travail n’avance pas, n’aboutit pas, angoisse trop. Melle K, lâchée par ses collègues juste avant de signer le  contrat important,  s’est trouvée toute « chamboulée », voire atterrée. « C’était très lourd à porter.. mais après je me suis dis que cela me servirait de leçon… Ce n’était pas moi qui avait fait la demande.. ils sont venus vers moi ». Elle avait fait « corps » avec son projet, anticipé son devenir quand brusquement tout s’arrête, tout se perd sans « signe de vie »… Rebondissant, elle découvrira en elle de nouvelles habiletés, de nouveaux savoir-faire, de nouveaux registres de sensibilité. Dorénavant, elle fera elle-même la sélection des candidats-partenaires avec lesquels elle va pouvoir exercer son métier, en allant à leur rencontre. Grâce à cet échec, elle rencontrera une autre partenaire avec qui un beau projet se structure et des possibilités s’ouvrent. 

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RÉTRIBUTION, RECONNAISSANCE…

Son départ dans ce nouveau métier ne lui apporte que très peu de rétribution matérielle. Elle sait qu’un tel projet demande cinq ans de travail acharné, peu rétribué. Ce qui l’anime subjectivement c’est d’obtenir en retour une vraie  rétribution symbolique et morale. Cette rétribution  prend une forme extrêmement précise, c’est la reconnaissance. Contrairement à ce que l’on peut croire, et Melle K nous le prouve, ce qui mobilise l’intelligence n’est pas seulement le salaire. 

RECONNAISSANCE AU DOUBLE SENS DU MOT :

  • La gratitude d’une part. Rappelons nous que dans l’histoire précédente Melle K, honorée d’être demandée par ses ex partenaires-amis était prête à tout pour les guider, les aider, les promouvoir, croyant en leur reconnaissance à son égard. Ne s’est-elle pas faite au final bien instrumentaliser ?
  • Reconnaissance de la réalité de ce qui a été apporté par le sujet qui travaille d’autre part, c’est-à-dire de la réalité de ce qui, dans le travail, n’est pas visible, mais est, finalement, ce dont aucune organisation ne peut se passer. Dans ce cas présent, tous les acquis, expériences de 14 ans de terrain font le terreau d’apprentissages en mouvement et de nouvelles manières d’apprendre le métier qui se complexifie du fait qu’elle est seule maître à bord pour l’organiser. La liberté est à ce prix là…
    La reconnaissance n’est pas une simple gratification plus ou moins démagogique. Pour avoir son efficacité symbolique, la reconnaissance passe par des jugements.

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DEUX FORMES DE JUGEMENT :

  • Le jugement d’utilité
        utilité économique, sociale ou technique de la contribution apportée par le travailleur. Ici, il s’agit d’une utilité dans le domaine culturel, artistique. Ce jugement est proféré par la ligne hiérarchique, ceux qui savent discerner l’intérêt d’un  spectacle. Pour Melle K, qui a pris le risque d’apprendre un nouveau métier et de l’exécuter selon son style, à  sa manière, rencontrera bien sûr des difficultés propres à chaque métier où les erreurs et les réussites font partie du trajet. Elle saura néanmoins appliquer de mieux en mieux son propre jugement d’utilité à partir de ce terrain qu’elle connaît bien par ailleurs.
  • Le jugement de beauté
        qui s’énonce toujours en termes esthétiques : c’est de la « belle ouvrage », « une démonstration élégante », « c’est une belle conférence ». En l’occurrence il s’agit de dire : « C’est vraiment un spectacle de qualité ». Ce jugement sera déjà  proféré de l’intérieur, par les pairs, ceux qui savent les règles à suivre ou pas pour en arriver là. Les retours de l’extérieur, du public, d’une salle viendront confirmer le choix pris. Ce jugement de beauté reçu du milieu,  octroie en retour l’appartenance à un collectif, à un métier, à une communauté. Melle K, espère ainsi obtenir un nouveau statut, c’est à dire, faire sa place..

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Mais, ce qui est capital c’est que la reconnaissance comme contribution symbolique ne porte pas sur la personne, elle porte sur le travail, la qualité du travail. Le jugement de reconnaissance porte sur le faire. C’est dans un deuxième temps que ce jugement du faire peut être rapatrié dans le registre de l’être. L’accomplissement de soi n’est pas loin.. La reconnaissance donne au travail son sens subjectif, l’enjeu de la reconnaissance symbolique est considérable : c’est celui de l’identité qui cherche à s’accomplir.  C’est parce que le travail peut donner des gratifications essentielles dans le registre de l’identité, que l’on peut obtenir la mobilisation subjective, l’intelligence et le zèle de ceux qui travaillent.

Nous savons qu’aucun système ne fonctionne de soi-même, automatiquement, par le génie d’une quelconque logique interne. Il lui faut des hommes et des femmes qui apprennent les règles du métier, obéissent aux lois du travail bien fait, et apportent toute leur intelligence subjective. 
Souhaitons à Melle K, qu’elle mettra dans son projet personnel offert à la communauté du spectacle  et de son public, tout son zèle, sa capacité à penser son action pour générer le meilleur dans le monde humain. Son désir de partager son goût pour ce qui l’anime depuis si longtemps laisse à penser qu’elle saura tresser ensemble : talents, beauté et transcendance.

Merci à elle, de m’avoir confié si généreusement ses projets en devenir.

Fiac 2014 au Grand Palais
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Chantal Cazzadori,
psychanalyste.


1 – Observatoire de l’ Insee…. http://femmes.gouv.fr/wp-content/uploads/2014/03/Egalite_Femmes_Hommes_2014.pdf

2 – Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale,
      Editions du Seuil, 1998 et 2009, pour la préface et la postface
      Christophe Dejours, chercheur et psychanalyste au Cnam à Paris. p. 40.
3 –  Conférence mai 2011 : « Subjectivité, travail et action « , Christophe Dejours directeur du laboratoire de psycho-dynamique du travail et de l’action, a particulièrement inspiré mon travail d’écriture, qu’il en soit remercié.

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