Un article de Gilbert Poletti
Mon sujet de mémoire pour l’obtention de mon C.E.S de psychiatrie, en 1985, portait sur le rapport des Corses à l’alcool, dans ses considérations sociologiques et psychopathologiques.
En reprenant ce travail, sous l’éclairage psychanalytique, il m’apparait que l’approche est plus fluide, plus affinée, nettement plus féconde. Dès 1950 et durant une trentaine d’années, le pastis a été la boisson la plus prisée de l’île. Une grande quantité a été consommée, cependant le nombre de décès par alcoolisme restait de loin le plus faible de France.
Ce fait méritait qu’on s’y arrêta.
La façon dont on buvait, offrait des particularités, un rituel, absolument endémique.
Avant sa description, notons ce qui pourrait constituer des facteurs de protections:
Dans l’histoire, comme le note L’abbé de Germanes dans son ouvrage de1771: « les Corses ont été d’une tempérance et d’une sobriété remarquables, qui n’est peut-être connue d’aucun autre peuple. »
Les sevrages des bébés étaient tardifs entre 12 et 18 mois, ce qui était considérable. Ces éléments concernaient les facteurs oraux
Certaines théories évoquaient l’homosexualité, en y fondant la cause même du recours au toxique; dans son étude « Les Corses, entre l’exil et l’insularité », le professeur Sébastien Giudicelli parlait « d’une homosexualité latente marquée », ce qui fit bondir un étudiant en médecine Corse en colère, le professeur lui répondit pour l’apaiser qu’il s’agissait d’une homosexualité sublimée.
« Qui tanti sublimée! » même si c’est vrai on ne dit pas des choses pareilles.
D’autres auteurs au contraire font jouer à cette homosexualité un rôle protecteur.
Ancien consommateur, j’étais bien placé pour pouvoir décrire, « a pastizzata ».
Les fins de semaine, plus souvent pendant les vacances, des hommes uniquement, debout au comptoir des débits de boisson, se réunissaient; des amis, ils étaient trois, quatre, souvent bien plus nombreux ; pour mon compte on s’accoudaient à six ou sept.
On regarde sa montre, il est l’heure de l’apéritif, on s’autorise alors à commencer.
Le serveur, souvent le patron, souvent un ami, de toute façon bien connu des consommateurs, place un glaçon dans le verre, et durant les premières tournées , verse la dose d’anis, trois ou quatre marques, sont les plus demandées.
On ajoute la quantité d’eau désirée, le pastis louche au contact de l’eau, on peut alors
doser à sa convenance, en repérant la teinte du mélange. Le fait exceptionnel, qu’un buveur se contente du glaçon sans ajouter d’eau, était pointé comme inconvenant.
Chacun paye sa tournée, les plus aisés font resservir plusieurs fois.
Tout en buvant , les thèmes de discussions abordés se répètent : la politique, le football, la chasse, la pêche, les femmes; mais surtout on pratique «a macagna » terme proche de la galéjade provençale: histoire inventée ou exagérée, plaisanterie destinée à mystifier.
Les premières tournées servies, on demande au serveur de diminuer la dose, celui-ci verse avec rapidité et un tour de main acquis par l’habitude, seulement une ou deux gouttes d’alcool, néanmoins on paye plein tarif.
Après quelques tournées, le verre est refroidi par les glaçons, l’anéthol composant du pastis, cristallise en paillette, donnant un aspect gras à la boisson; à la demande du client, le serveur change le verre , et vide le contenu de quelques tournées dans l’évier; on verra quelque fois des malins introduire leur index dans le verre, cela a pour effet de réchauffer le contenu, et le rendre homogène, donc buvable ;
De même, au fur et à mesure des tournées, l’alcool surnage en surface, étant plus léger que l’eau, le buveur décrète alors que la boisson est trop forte, là aussi on change le verre.
De nombreuses tournées sont servies, au minimum une par participant (éventualité rare).
Celui qui boit trop vite, est repéré, il se trouvera toujours quelqu’un qui lui en fera la remarque, « e! pianu ».
De même le buveur qui finit son verre est sujet à quolibets. « e! tu i Secchi »
Ceux qui réclament une dose identique à celle du début sont rappelés à l’ordre. « piumbu ! »
Certains ne boivent pas le même alcool, ils perturbent l’assemblée, bien que debout au comptoir, idem pour celui qui ne boit pas d’alcool, ainsi que celui qui est assis.
Donc pas de femme au cours d’une pastizzata,
Il est des buveurs hors « horaire » ils sont exclus, d’ailleurs ils s’isolent.
Jamais il ne venait à l’esprit d’un buveur de payer son verre et non la tournée.
Le pastis était consommé presque exclusivement au comptoir, contrairement au continent, ou les femmes comme les hommes, l’absorbaient pour les deux tiers d’entre eux à domicile.
En fait dans une pastizzata une importante quantité d’alcool est jetée.
On s’étaye pour restreindre la boisson, d’une part sur des questions d’aspect, contenu trop gras, et de goût, boisson trop forte:
D’autre part la diminution des doses, jusqu’à la goutte symbolique, limite considérablement la quantité absorbée.
Pourquoi ces hommes boivent-ils? D’où viennent ces modalités de boisson?
J’avais répondu à l’époque que le pastis semble les réunir dans un rituel bien établi avec des règles et des comportements précis qui doivent être respectés sous peine de troubler l’homéostasie de ce groupe; réunion d’un certain nombre d’hommes autour du comptoir, comme autrefois, leurs ancêtres étaient réunis dans l’espace communautaire, espace public, avec leurs règles de vie, les femmes étant cantonnées au foyer; ces scènes sont rejouées, transmises de générations en générations, permettant de recréer l’espace communautaire d’antan ou se préparaient la mise en commun des tâches laborieuses.
Me basant sur la terminologie de « a pastizzata » ou l’on pouvait hypocritement soutenir, quand on s’y trouvait entraîné, je suis tombé dans une embuscade, de même on invitait le serveur à servir une rafale, termes guerriers. J’en tirai la conclusion que les réunions actuelles pourraient rejouer l’indispensable homéostasie du groupe face aux multiples envahisseurs, venus de tous horizons, sous peine d’anéantissement.
L’observance de ces règles permet de garder une certaine cohésion au niveau de la recherche d’identité, « l’alcool ici favorise l’intégration et tous les partages » J.ADES. »
La nostalgie de la société primitive reproduite pendant quelques instants, l’imaginaire totémique enracine le groupe, il lui donne le lieu et le rite de sa cohésion ». J.P PATURET.
« Le mal boire dénature le mythe commun et expose l’alcoolique à un rejet paradoxalement suscité par ses velléités de conformité sociale. » J.ADES.
La reprise de cet ancien travail, sous l’éclairage de la psychanalyse, pourrait affiner cette interprétation .
Au fond que constate -t- on?
voici un sujet qui bride, qui limite, sa jouissance, contraint et soumis au fonctionnement du système symbolique dont il est issu, et qui perdure à son insu. Il se trouve des berges fluviales Héraclitéenne ordonnant à la jouissance, de suivre son cours. Rien avoir avec l’abstinence musulmane, qui résulte de l’obéissance consciente, aux règles religieuses.
L’alcool intervenait, simplement pour permettre la manifestation de « l’imaginaire », le surplus éliminé, et même méprisé, vidé dans l’évier, qui le conduira à l’égout.
Nous voyons donc à quel point les facteurs culturels n’induisent que l’alcoolisation et non l’abus prolongé.
On comprend dés lors aisément les règles précitées.
Voila comment arrimé au symbolique, le sujet ne sombre pas dans l’hubris. Sa conduite face à l’alcool est apollinienne, il n’y a pas de rejet de la dimension de la castration, bien sûr on peut rire au comptoir, mais on doit se « tenir », d’ailleurs le groupe y veille. Le sujet soudé à cette assemblée, est bien là, attentif lui-même aux incartades des autres. Il faut sortir dignement d’une pastizzata , autant que cela pouvait se faire; il ne s’agissait pas de rouler sous la table, ou de s’étaler dans la rue.
Il existait bien sûr, certains cas peu fréquents, ou ces règles étaient bafouées, des « buveurs excessifs » peu fréquentables.
Ces Corses buvaient-ils le même alcool que les adolescents du binge drinking?
Il semblerait que nous nous trouvions devant deux boissons différentes:
La première objet d’une jouissance phallicisée, atteignable indirectement par le symbolique , la confinant dans des limites étroites.
L’autre dont le sujet cherche un accès direct, une jouissance Autre, sans la contrainte de la castration, du réel en excès, débordant le contenant symbolique, jusqu’à la mort parfois.
Ces deux aspects résumeraient-ils les choses?
Il me semble pourtant qu’il y a entre les jouissances précitées, une autre modalité, c’est-à-dire une troisième possibilité, qui vient s’insérer, entre la jouissance phallicisée, et la jouissance Autre, comme s’il existaient des « graduations »
L’hypothèse dont j’aimerais la discussion, consisterait à situer les buveurs dans les trois registres lacaniens :
En premier lieu, la prévalence du registre du symbolique, ou s’ancre solidement le savoir boire culturel. On saisit bien mieux, la vigilance du groupe dans a pastizzata, celui qui se soustrait aux règles, ne fera plus partie des buveurs, ceux la mêmes qui résistent sont soutenus, et préfèrent garder leur place parmi, ses amis. On peut ainsi observer un lien social, qui s’impose aux sujets, discours venu du fond des siècles, puisque nous illustrons l’intemporalité de l’inconscient, soutenu par l’alcool.
Le ratage spéculaire ensuite, ou le sujet tente d’unifier une image reflétée dans son verre de vin, qui se disloque dés qu’il le touche, et c’est à recommencer, ça peut durer longtemps. Qu’en est-il alors du sujet ? Cet aphorisme chinois va nous éclairer « l’homme prend le verre, le verre prend l’homme, le verre prend le verre » quid du sujet dissous dans l’alcool.
Et le corps? Une sorte d’indifférence à son endroit, asomatognosie, malgré une dégradation évidente: amaigrissement, abdomen distendu, peau et phanères altérés…etc « qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse »
Puis le réel débridé de la biture express subvertissant toute entrave à la boisson.
L’eau et le feu, éléments fondamentaux, sont ingurgités sous forme d’alcool, participant à une tentative archaïque, désespérée, de se reconstituer face à la bouche d’un grand Autre qui l’avale irrésistiblement. Ici le sujet, le moi,
n’ont plus de place, il n’y a plus de verre, c’est au goulot d’une bouteille, qui se vide rapidement dans un gosier, n’importe quand et n’importe ou, que les choses se passent.
On pourrait évoquer, les bacchanales, mais même dans ces fêtes orgiaques subsistait un lien social, puisque on utilise les mots :fête, rituel etc….
Aujourd’hui c’est la surprenante et inquiétante solitude de ces buveurs qui interpelle malgré l’entourage, c’est en fait, en utilisant un néologisme, qu’on peut peut-être la mieux saisir, « l’alcorps » les deux semblent ne plus pouvoir être séparés en un contenant et un contenu, dans un réel confondu.
Je me souviens bien de ce patient « alcoolique » pour lequel on parlerait dans la nosographie psychiatrique: « d’ alcoolisation paroxystique intermittente » qui repérait parfaitement, le moment ou la maîtrise de la boisson lui échappait, ou elle devait le remplir, sans que sa volonté puisse intervenir, absorbant des quantités considérables, il se demandait comment il avait pu survivre, d’autant qui lui arrivait ensuite de partir sans conscience, tout seul, la nuit tombée, dans les chemins montagneux isolés, pendant plusieurs kilomètres, en ne gardant aucun souvenir de ces déplacements.
il se réveillait au matin, quand personne ne l’avait rencontré pour le raccompagner, dans un taillis ou un fossé, au bord d’une route. Ce n’était ni une fugue, qui est le fait de quitter un lieu dans l‘espoir de se faire reconnaître ailleurs, ni une errance comme l’illustre Sandrine Bonnaire dans le film d’Agnès Varda « sans toit ni loi » quand on ne s’arrange d’aucune façon avec le signifiant.
Cela ressemble beaucoup plus à l’automatisme ambulatoire de l’épileptique, qui n’a aucune conscience de ses déplacements, et qui n’en garde aucun souvenir, position ou le signifiant symbolisé est absent, tel ce patient qui pendant plusieurs minutes au cours d’une crise, est resté au volant de son tracteur, effectuant dans son champ de nombreux tours, créant un sillon circulaire parfait et profond.
On peut donc déterminer comment et pourquoi un sujet consomme de l’alcool.
D’une façon tout à fait contrôlée dans le registre du symbolique, comme dans les réunions culturelles.
De manière répétitive et prolongée dans le « ratage » spéculaire, donc dans l’imaginaire.
Dans la démesure et la « médiateté » dans l’abîme du réel.
Les disparitions du savoir boire culturel, ainsi que les bitures express, témoignent de la dévalorisation du symbolique, du nom du père, à des degrés différents, ne pouvant plus assumer une fonction pacificatrice face à la jouissance.
Gilbert Poletti