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L’Amour, au temps de…la modernité

Affiche conférence sur l'Amour Chantal Cazzadori

L’Amour, c’est quoi ?
Selon Freud, Lacan, Badiou, Ricœur, Philippe Julien, Robert Levy…
Tant d’histoires nous racontent l’Amour, comme un sentiment roi, un moteur tout puissant, pourtant si difficile à cerner. Notre modernité fait appelle d’ailleurs, aux Neurosciences qui s’interrogent elles-aussi pour tenter d’en révéler les clefs, les mystères à travers un portrait chimique de notre cerveau amoureux. Une idée très répandue nous incite à croire que l’Amour pourrait nous guérir de toutes nos vicissitudes.

Peut- on parler de pathologies précoces du manque d’amour par exemple ?
Comme nous le rappelle Lacan, « c’est l’enfant que l’on nourrit avec le plus d’amour qui refuse la nourriture et joue de son refus d’un désir (dans l’anorexie mentale). Confins où l’on saisit comme nulle part que la haine rend la monnaie de l’amour, mais où c’est l’ignorance qui n’est pas pardonnée. (1)

Les amants – René Magritte
Combattre la haine, l’envers de l’amour, tel a été le défi relevé par toutes les religions qui ont essayé en vain de juguler les violences. Rappelons-nous du commandement évangélique selon Mathieu dans la Sainte Bible : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Les religions en construisant des mythes moralisent l’amour pour soutenir l’empathie ou la sympathie à l’égard de l’autre afin de le préserver de sa haine qui est en fait au fondement de l’amour.
En effet, aimer son prochain, c’est toujours s’aimer soi-même et c’est aussi faire l’impasse sur la haine de l’autre qui dans la religion n’a pas lieu de s’énoncer.
Quand l’objet aimé s’absente, la haine surgit, l’amour peut devenir possessif, voire dictatorial sur le mode : je t’aime puisque tu es mon objet que je peux détruire en te ravalant à cet état d’objet.

Le grand pédiatre, Donald Winnicott (1896-1971), évoque dans ses travaux de recherche la haine de l’objet et l’hypothèse que la mère puisse haïr son enfant, « sans le rejeter pour autant », ce qui permettra à son petit de « supporter l’étendue de sa propre haine », (texte sur les objets transitionnels), insistant sur la mère suffisamment quelconque.

Jean-Léon Gérôme
Que propose la psychanalyse ?

L’histoire de la psychanalyse passe par un dispositif divan-fauteuil, pour produire des affects chez le patient, vécus et ressentis durant l’enfance qui seront déplacés sur la personne de l’analyste. Ce transfert désigne un processus par lequel les désirs inconscients s’actualisent sur certains objets, il s’agit là d’une répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d’actualité marqué. Ce transfert d’amour, soit disant « authentique », sur un fond de vrai amour est à ne pas confondre avec un quelconque souverain bien. La propension à transférer est universelle, nous la retrouvons dans toutes les relations interhumaines. Mais c’est dans le processus analytique qu’elle prend toute son ampleur. D’abord, de par les multiples facettes qu’elle revêt, tendre, érotique, agressive, haineuse, ambivalente, coupable… Puis parce qu’elle est liée à tous les objets investis durant l’enfance.

La question sera donc celle-ci : qui est aimé par le patient ?
A qui s’adresse cet amour ?

Dans ses premiers séminaires de 1950 à 1960, Lacan va parler de l’amour pour élucider ce qu’il en est de la parole dans le transfert analytique. Il affirmera : « Au commencement de l’expérience analytique fut l’amour ».
Après Freud, parler de transfert, c’est parler d’amour. Ce lien d’amour qui va se tresser dans le transfert sera dit positif, par contre, s’il tourne à la haine, il sera dit négatif, car il suffira que quelqu’un se mette à parler sans réserve, pour de bon, à un autre qui l’écoute, pour que ces liens se nouent dans un rapport transférentiel.
Lacan repère bien à la suite de Freud, l’équivalence entre le transfert et l’amour, bien qu’il s’agisse pour lui aussi d’amour passion dit narcissique chez Freud, qui nous précisera bien la chose : « L’amour de la patiente est déterminé par la situation analytique et non par les avantages personnels dont le psychanalyste peut se targuer ». (2)

Lacan en fera un déterminant dans la cure : « C’est qu’il est ainsi donné à l’Autre de combler qui est proprement ce qu’il n’a pas, puisqu’à lui aussi l’être manque, c’est ce qui s’appelle amour, mais aussi la haine de l’ignorance ». (3)
De son côté, l’analyste est là, présent, avec son désir d’analyste à savoir qu’il n’est là que pour maintenir une parenthèse vide en place et lieu de ses identifications. L’analyste n’a donc pas à s’identifier aux objets proposés par son patient.

Narcisse
La thèse freudienne principale est que tout amour est par essence narcissique.

Rappelons que dans le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, on constate qu’il n’y a pas d’entrée « amour ». Si on veut entendre parler d’amour, il faut se reporter à l’entrée « objet » pour voir apparaître l’amour, l’amour pour l’objet dans « la relation d’objet », « le choix d’objet ».
C’est seulement dans les années 1950, que Lacan, commente son enseignement dans ce langage que se dit la relation – d’amour- du sujet avec l’autre.
Si on se réfère à cette œuvre centrale de Freud, « Pour introduire le narcissisme », en 1914, il envisage un sentiment premier de soi foncièrement ancré dans l’organisme individuel et qui ne tendrait que secondairement à se diriger vers les « objets » extérieurs , notamment les personnes. Le nouveau-né a besoin d’abord de se sentir investi, pour pouvoir ensuite investir autrui…et s’investir lui-même. Le moi n’est pas donné au départ de la vie, il doit « subir » un développement. En revanche pense Freud, les pulsions auto-érotiques sont là dès le début. Ainsi, on peut lire :

« L’homme n’a que deux objets primitifs : lui-même et la femme qui s’occupe de lui. »

Ce qui ne laisse que quatre types de fixation. Les trois premiers sont tournés vers lui-même.
On aime ce qu’on est soi-même ; (le narcissisme donc lié au moi idéal)
Ce que l’on a soi-même été, (l’amour de soi dont on jouissait dans l’enfance, le moi réel, ce qui a été perdu)
Ce qu’on voudrait être soi-même (l’idéal du moi)

Le quatrième choix d’objet concerne le choix d’objet extérieur :

On aime la personne qui a été une partie de son propre soi (l’autre auquel on s’est identifié, avec cette conséquence que ce que l’on aime chez l’autre c’est soi-même). On aime donc, la femme qui nourrit et l’homme qui protège, c’est l’amour par étayage (dit aussi anaclitique) mais qui reste en réalité encore une des formes de l’amour narcissique.
Vous l’avez compris, « tout amour est déterminé par ce facteur infantile qui confère justement à l’amour son caractère compulsionnel et frisant la pathologie ». (4)
On perçoit, ici, la nécessité pour Freud, de faire évoluer la notion de surestimation de l’objet vers celle d’idéalisation, dont il dit:
«L’idéalisation est un processus qui concerne l’objet et par lequel celui-ci est agrandi et exalté psychiquement sans que sa nature soit changée. L’idéalisation est possible aussi bien dans le domaine de la libido du moi que dans celui de la libido d’objet ». (5)

Antonio Canova – l’Amour embrasse Psyché
Freud parlera de cet amour pour l’objet l’« énamoration », que Lacan écrira un jour « Hainamoration ».

L’amour normal n’est rien d’autre que la croyance en la fable poétique du mythe d’Aristophane, ce partage de l’être humain en deux moitiés, homme et femme, qui cherchent désespérément dans l’amour à retrouver leur unité perdue. Mais l’amour ordinaire, celui aux feux duquel nous brûlons tous un jour ou l’autre, nous les bons névrosés, c’est nettement moins idyllique.

Dans la religion chrétienne, le modèle proposé est celui où l’amour pourrait exister sans souffrance ou pour le moins l’atténuer. Une autre fonction de la Religion, consiste à faire croire que l’amour pourrait exister sans haine, ce que réfute la psychanalyse avec ce concept d’hainamoration.

La surprise de Freud sera celle-ci : « les pervers et les homosexuels, ne choisissent pas leur objet d’amour ultérieur sur le modèle de la mère, mais bien sur celui de leur propre personne ». (5)
Freud fera évoluer l’objet vers une surestimation, une idéalisation, nous pourrons différencier l’instance du moi en trois parties : le moi, l’idéal du moi et le surmoi.

Que serait un amour heureux selon Freud ?

Il indique « Qu’être aimé représente le but et la satisfaction dans le choix d’objet narcissique, alors que, aimer au contraire, abaisse le sentiment d’estime de soi. » L’amoureux est humble et soumis. (6)
Quand il n’y a pas d’amour heureux, la transformation de la libido d’objet en libido du moi, ne peuvent plus être distinguée l’une de l’autre. Ce qu’on observe, en clinique, ce sont des sujets qui ne font plus d’investissement amoureux, comme dans l’Erotomanie, lire mon article, Regard sur l’érotomanie : « Anna M.. » film de Michel Spinoza, qui est une solution délirante.
Il reste aussi à tomber passionnément amoureux, c’est alors que l’image de l’autre vient se substituer au narcissisme du sujet.

Le stade du Miroir de Lacan, selon Paul Ricœur :

Cette nouvelle action psychique nécessaire pour ouvrir au narcissisme proprement dit, thèse freudienne, Lacan la désignera en 1936 dans sa description du stade du miroir, et que Winnicott a repris pur le centrer sur le visage-miroir maternel.

« C’est entre 6 et 18 mois que ce stade va avoir lieu. Placé devant le miroir, l’enfant qui ne parle pas, l’infans, va brusquement réaliser que ce qu’il a devant les yeux, « c’est lui ». Il ignore que dans cette image qu’il a sous les yeux et dans laquelle il se reconnaît est un objet extérieur à lui. Il est bien dans l’ignorance qu’il a affaire à une image, image qui va avoir pour lui une fonction primordiale : il s’y reconnaît, on l’a dit, mais il serait plus juste de dire qu’il s’y intentionnalise et que c’est grâce à elle qu’il anticipe son unité future, et qu’il prend place dans le monde. »

Georges Lautrec – Le lit
C’est aussi avec elle qu’il pense son être : il investit cette image, dans une identification primordiale, comme si elle était lui-même, ou plus exactement comme si elle était son être même. Il est important de bien saisir la double fonction, ou la fonction à double face, de cette image immobilisée, éternisée sous les yeux de l’enfant : d’un côté, l’enfant « se prend pour elle », peut-on dire, et c’est le noyau de son moi ; mais d’un autre, cette image, il l’aimera d’amour.
Soulignons que cette opération se fait dans la méconnaissance (ce qu’il prend pour son moi n’est qu’une image) et l’aliénation (cette image dans laquelle il est pris est en dehors de lui, dans une position d’altérité. Mais Lacan ne laisse pas le sujet englué dans ce moment qui est, on l’a compris de pur imaginaire. C’est ici en effet qu’intervient le tiers, le parent qui accompagne l’enfant : l’enfant se tourne vers lui et le prend à témoin dans un mouvement de jubilation. C’est la fonction de ce tiers, à ce moment-là, de nommer, d’entériner et de valider ladite image, ce qui fait alors basculer l’opération vers le symbolique. Comme le précisera Paul Ricœur :
« Si je me suis attardé un moment sur ce stade du miroir, c’est que la conséquence de cette captation par l’image est fondamentale, puisque c’est précisément dans l’amour que le narcissisme va trouver sa suite logique : dans l’état amoureux, l’objet est aimé comme si le sujet le mettait à la place de cette image, c’est-à-dire de son propre moi. Et on peut dire que c’est littéralement son propre moi que le sujet aime dans « l’autre » de l’amour.
Il y a une autre possibilité : il peut encore rencontrer l’autre en le voyant comme s’il voyait son propre moi réalisé idéalement en face de lui au niveau imaginaire. La passion amoureuse, pour Lacan, est l’expression même de cette confusion entre image de soi et image de l’autre ; c’est ce qui explique, conclut-il, ce fait bien connu que « l’amour rend fou ». Quelqu’un le disait en chanson (je crois que c’était Moustaki) : « Je ne sais plus où tu commences, je ne sais plus où je finis » – à moins que ce ne soit l’inverse !
Les dégâts de l’amour ne s’arrêtent pas là : dans la position d’idéalité où il est élevé, l’autre devient pour le sujet la caution de sa propre valeur. Mais par un mouvement bien particulier : comme le sujet ne peut pas s’enrichir en incluant les qualités de l’être aimé, à la place, il immole son propre moi aux pieds de l’autre. Cela rejoint ce que Freud disait en son temps : l’amour est un état spécifique où le moi s’appauvrit progressivement au profit de l’objet aimé. Lacan dit encore que l’amour est une tentative de capturer l’autre dans soi-même. L’amour rend fou, l’amour est un véritable suicide, l’amour est du côté de la pulsion de mort. (7)
Quoi qu’il en soit l’Amour, ou l’état amoureux, c’est le stade suprême de la fragilité, toujours quasi – traumatique, puisqu’il réactualise des situations de pertes, d’abandon et d’absence originaires. On pourrait dire à la limite qu’être aimé, c’est toujours faire et refaire l’épreuve de l’abandon.
Dans les amours pathologiques, nous remarquons des différences d’aimer chez le névrosé, le pervers ou encore le psychotique. Nous pensons ainsi à l’érotomanie, la mélancolie, la pédophilie. L’amour est à différencier de la passion, des passions de l’Etre et de nous demander aussi ce que serait une rencontre amoureuse réussie ?

Francisco Hayez – Le baiser
La question de l’Être chez Lacan

Lacan dira à Milan, le 4 février 1973, pendant qu’il fait son séminaire Encore. Il précise que “l’amour vise l’être ». Cette question de l’être il ne l’a jamais lâchée, or qu’est-ce-que l’être ? « Comme l’a fort bien dit, accentué, marqué, Freud, l’amour est narcissique car il n’a pas d’autre support à donner au terme d’être. »
Lacan a travaillé de maintes manières la question pour essayer d’en sortir, comment retirer l’amour de l’imaginaire pour l’articuler au symbolique via le réel, puis la question de l’amour et du désir, de l’amour et de l’identification, et enfin de l’amour et du savoir.
Alain Badiou dans ses entretiens sur l’éloge de l’amour nous rappelle : « que dans la sexualité, en réalité, chacun est dans sa propre affaire. Il y a la médiation du corps de l’autre, mais en fin de compte, la jouissance sera toujours votre jouissance. Que vous soyez nu(e), collé(é) à l’autre, est une image, une représentation imaginaire. Le réel, c’est que la jouissance vous emporte loin, très loin de l’autre. Le réel est narcissique, le lien est imaginaire. Donc, il n’y a pas de « rapport sexuel » comme le formule Lacan. S’il n’y a pas de rapport sexuel dans la sexualité, l’amour est ce qui vient suppléer au manque de rapport sexuel. Lacan ne dit pas du tout que l’amour, c’est le déguisement du rapport sexuel, mais bien que l’amour est ce qui vient à la place de ce non-rapport. C’est beaucoup plus intéressant nous dira Alain Badiou. Cette idée conduit Lacan à dire que le sujet va au-delà de lui-même, le sujet tente d’aborder l’ « être de l’autre ». C’est dans l’amour, que le sujet va au-delà de lui-même, au-delà du narcissisme. Dans le sexe, vous êtes au bout du compte en rapport avec vous-même dans la médiation de l’autre. L’autre vous sert pour découvrir le réel de la jouissance. Dans l’amour en revanche, la médiation de l’autre vaut pour elle-même. C’est cela la rencontre amoureuse : vous partez à l’assaut de l’autre, afin de le faire exister avec vous, tel qu’il est. Il s’agit d’une conception beaucoup plus profonde que la conception tout à fait banale selon laquelle l’amour ne serait qu’une peinture imaginaire sur le réel du sexe.

L’Amour et l’Être chez Alain Badiou via Lacan

Toujours dans son ouvrage : « l’Eloge de l’Amour », le philosophe éclaire différemment l’amour comme une expérience de l’être. Il s’est inspiré de la thèse intéressante de Lacan, un des plus grands théoriciens de l’amour, qui disait que les rapports sexuels n’existent pas, autrement dit comme on l’a entrevu précédemment : le sexe ne conjoint pas, à chacun sa jouissance et ce n’est pas parce qu’elle est synchrone pour les plus habiles qu’elle se partage. Contrairement à toutes ces émissions et revues qui pensent que pour faire durer l’amour, il faut se donner du plaisir, comme si tout tournait autour du sexe. Le plaisir est une sorte de retour vers soi, le corps de l’autre étant utilisé, pour son propre plaisir. C’est bien de son plaisir dont il s’agit, cette expérience de la caresse et du frisson nous ramène à nous-même, il n’y a pas d’expérience commune, Lacan repris par Badiou veut dire que l’amour sexuel sépare.
Nous sommes finalement qu’en rapport avec nous-même, alors que l’amour c’est le rapport avec l’être de l’autre. Le sexe est fétichiste, il s’adresse à des objets corporels (seins, fesses, bouche etc.) pour intensifier le plaisir alors que l’amour ne s’adresse qu’à l’ETRE. Le sexe est certainement très utile pour enrichir l’amour, bien qu’il sépare. (9)

L’Amour et la Vérité

Badiou poursuit ainsi dans ses approches philosophiques de la pensée sur l’amour, il nous en précise trois :
La première, c’est l’extase de la rencontre assez romantique qui ne démarre jamais, ne se poursuit pas.
Puis, l’approche contemporaine qui passe par un contrat.
Enfin, l’approche sceptique qui est que l’amour est une illusion.
Badiou n’est pas satisfait de ces réponses ; pour ceux qui sont amoureux, ils savent bien que l’amour, ce n’est pas qu’une illusion, ni seulement un contrat, ni qu’une rencontre qui ne débute rien. Il se posera donc la question suivante :

Qu’est-ce que c’est que le monde dès lors qu’on l’expérimente à partir de deux et non pas de l’un ?

Il y répondra ainsi :

L’amour est une expérience du monde à partir de la différence et non pas à partir de l’identique.
Ce n’est pas qu’un sentiment sûrement contributif, de la même façon que le sexe est probablement contributif, mais il y a quelque chose de plus existentiel que cela, c’est une expérience. C’est une expérience du deux par rapport à l’un, de la différence par rapport à l’identique.
C’est donc une espèce d’effort pour que ça marche du passage de Un à Deux. Quand les deux ne font plus qu’un, quelqu’un disait que, oui mais lequel ?
« Quand l’amour vise le Un, il ne peut que le rater. Ce que cherche à atteindre le Un, c’est la question de la Haine qui cherche une forme d’unité, l’unité du moi, l’Etre c’est l’Un. » Robert Levy débat séminaire oct. /19
Alain Badiou, dans son livre l’Eloge de l’Amour, prend les choses de ce côté. Dans l’amour comme dans une analyse à savoir : de quelle vérité il s’agit, ou de jouir ou de se déprendre ?(9)

Frida Kahlo
La vérité sans garantie

« Lacan nous rappelle avec le grand A barré, qu’il n’y a pas de garantie de la vérité ». Dans son texte sur les non-dupes errent le problème de la vérité, on y tient beaucoup, ses idéaux on les met en place, au point qu’à un moment on se sent mal et angoissé pour aller en parler à quelqu’un afin d’essayer d’en savoir un peu plus sur cet impossible à atteindre.
Pour Freud, si ça n’a pas été la question essentielle, il faisait face, dans le contexte culturel de l’époque, à une vérité religieuse qui l’a mis dans une nécessité de devoir rappeler la question narcissique liée à l’amour pour justement barrer cette idée selon laquelle on aimerait le prochain comme soi-même, c’est-à-dire comme le fondement du socialisme. C’est comme cela que la psychanalyse a été introduite, avec Freud, qui viendrait mettre un point d’interrogation ou une barre sur la dimension de la vérité de l’amour comme destiné à l’autre, aux autres. Ce fut un scandale. Freud repéré comme juif s’attaquant aussi directement à la question chrétienne de l’amour, par le narcissisme, c’est-à-dire, vouloir décompléter cette idée de : « tu aimeras ton prochain comme toi-même », c’est inexact, car le prochain c’est soi-même.
Dans le discours analytique, c’était mettre une barre sur cette vérité religieuse de cette époque.
Lacan va reprendre aussi ce point-là, avec cette idée qu’il n’y a pas de garantie de la vérité, que la vérité ne peut que se mi-dire, etc, en introduisant que le fait de parler, ça ne veut pas dire forcément ce que l’on voudrait dire. »
(Débat après le séminaire 2 sur : que reste-t’ il de l’amour après une analyse, Robert Levy, 16 octobre 2019)

Le nouveau sujet après une cure

C’est celui qui résulte du fait qu’on aurait pu dire des bêtises, devenir sujet de sa parole consistera à accepter d’avoir dit et penser des bêtises, ne plus tenir autant à ses anciennes croyances afin de se désapparier de ses identifications, de ses idéaux, de ce à quoi le sujet tenait tant. La chute des illusions permettra de se désubjectiver pour avoir sa propre énonciation et y tenir, par une parole pleine qui fait acte. En effet, dire n’importe quoi, ce n’est pas tenir compte de ce à quoi on tient et de ce qu’on ne voudrait pas dire, en quelque sorte, en sachant que c’est un paradigme auquel on n’arrive pas très souvent à s’accorder.
Le rapport que l’on peut faire entre amour et fin de cure, dans le transfert, c’est quand même que la question de la vérité, va être remise en question, non pas comme vérité, mais comme garantie de la vérité.
Qu’en est-il donc de l’amour, en fin de cure, sans la garantie de la vérité ? Question que l’on peut en effet se poser. Sachant que ce qui fait une cure c’est l’amour, l’amour de transfert, sans cet amour pas de cure. Le patient va rencontrer ces vérités nouvelles, en faire un savoir, un savoir sur la vérité concernant la jouissance par exemple. Il s’agira de repérer quelque chose de la structure du sujet, et peu importe les objets qui viendront s’appareiller, le parcours dans la structure va apporter quelque chose de différent dans celle-ci, du côté du fantasme. Etre amoureux de son inconscient structuré comme un langage, c’est réussir à faire un parcours pour changer sa perception, ses croyances des choses, sa vérité remise en question. Il y aura un avant la cure et un après, là où le fantasme du sujet aura pu être remanié.

Le baiser – Gustav Klimt
L’Amour et son rapport au fantasme

L’amour, c’est toujours l’heure des comptes sur la question de l’être qui ne peut que questionner sans cesse le sujet dans son rapport au fantasme. Soit le sujet aimé, soit le sujet qui aime, deux positions subjectives différentes par ailleurs, à ne pas confondre non plus avec le souci de l’autre qui représente un état différent d’aimer.
Bon nombre de nos patients viennent en effet pour interroger cette question face à leurs échecs répétitifs de l’amour ou encore à leur insatisfaction à l’être aimé qui ne donne jamais exactement ce que l’on attend ou encore de leur propre difficulté à aimer. La question du fantasme touche toujours aux fondements du sujet. Dans le fantasme repéré par Freud, « un enfant est battu », il montre bien la manifestation d’une certaine forme de jouissance dans le fait de reproduire ce fantasme à leur insu pour être aimé par exemple. L’amour conduit souvent à la confrontation avec la douleur, le manque, l’attente que le sujet pour éviter cette expérience va parfois différencier le désir et l’amour. Comme cette jeune femme qui chaque vendredi soir rentre avec un inconnu qu’elle ne reverra jamais, avec lequel elle passera la nuit sans aucune protection évidemment. C’est l’inverse de cette publicité connue « je le vaux bien » qui est à l’œuvre pour elle à savoir « je ne vaux rien ». (10) Robert Lévy, séminaire 1 d’octobre 2019.
L’emprise extraordinaire d’un idéal amoureux est constitutive du fantasme de chacun pour le meilleur et le pire, les rapports sociaux marchandisés et la prédominance du Patriarcat ne suffisent pas à modifier les équilibres des rapports entre les sexes, nous faisant croire de nouveau qu’il y aurait du rapport sexuel possible. Le discours psychanalytique ne promet rien, si ce n’est qu’il n’y a pas de rapport sexuel qui puisse s’écrire ; autrement dit qu’une moitié ne puisse faire tout avec l’autre moitié. Il en va ainsi de notre castration de sujet divisé, trop souvent aliéné à son fantasme répété dans une idéalisation jouissive prise dans un modèle issu de son histoire psychique.

Les paradoxes de la transmission

Nous pourrions en définitive nous interroger sur ce qui est transmis de génération en génération mise à part la loi du bien-être et celle du devoir ?
« Avec la modernité cette transmission-là n’est plus réservée aux seuls parents : le tiers social intervient pour la garantir, la contrôler et la compléter ». Philippe Julien. (11) « tu quitteras ton père et ta mère ». C’est la troisième loi, celle du désir, qui est concernée ici, puisqu’elle fonde la conjugalité. En effet, la LOI de quitter père et mère pour pouvoir faire alliance avec un homme ou une femme venant d’ailleurs, EST la loi du désir. L’amour et la jouissance sexuelle ne suffisent pas à eux seuls à faire lien conjugal ; il y faut le désir et Sa loi.

Jean-Honoré Fragonard – Le Baiser à la dérobée
Comment donc va se transmettre cette Loi du désir :

Lévi Strauss posait comme Loi d’airain : pas d’alliance conjugale sans faire rupture avec la famille d’où l’on vient. Toute société énonce la nécessité de choisir, ou bien c’est rester dans la famille originaire ou bien c’est faire alliance conjugale, selon la loi de l’interdit de l’inceste, mais suffit-il que la société l’énonce ? Point de vue anthropologique donc qui déclare la nécessité de choisir.
Même si la société la promeut cette transmission parentale, elle ne peut le réaliser elle-même. L’anthropologue énonce une structure élémentaire, mais fait silence sur le pouvoir d’accomplir ce qu’il énonce. Il y a là un étrange paradoxe : seule la famille d’où l’on vient et que l’on quitte peut transmettre cette loi du désir et ainsi donner le pouvoir de l’effectuer par une alliance conjugale mais à quelle condition?

La psychanalyse défend ce point de vue : pas de transmission sans conjugalité fondatrice de la parentalité. En effet, seuls une mère et un père qui ont été et restent encore l’un pour l’autre femme et homme peuvent transmettre la loi du désir à leurs enfants devenus grands.
« Ce qui est surprenant, c’est que la vrai filiation est d’avoir reçu de ses parents le pouvoir effectif de les quitter à jamais, parce que leur conjugalité est et reste première. Autrement dit, mettre au monde, c’est savoir se retirer, de telle sorte que les descendants soient capables à leur tour de se retirer. Ainsi, les parents qui grâce à leur conjugalité, restent dans leur propre génération, ne font pas peser sur leurs enfants devenus adultes le poids d’une dette de réciprocité. L’enfant n’a pas à donner en retour aux parents AUTANT d’amour qu’il en a reçu d’eux. Non, l’amour descend de génération en génération, mais ne remonte pas, s’il procède de la loi du désir.
Comme le disait un jour Françoise Dolto, « honorer ses parents, c’est très souvent leur tourner le dos et s’en aller en leur montrant qu’on est devenu un être humain capable de s’assumer ».

Chantal CAZZADORI
Psychanalyste
Conférence 1 sur l’AMOUR au temps de …
Amiens, Espace Dewailly, le lundi 18 novembre 2019

1 ECRITS II opus cité p. 104, 105 et suivantes
2 Freud : observation sur l’amour de transfert, Puf 1953 p. 118
3 Lacan : La direction de la cure.
4 Freud : pour introduire le narcissisme, La vie sexuelle, Puf Paris 1977, p. 127-
5 Freud : pour introduire le narcissisme, la vie sexuelle, Puf Paris 1977, p. 93,p.98
6 Freud : pour introduire le narcissisme, la vie sexuelle, Puf Paris 1977, p. 102
7 Jean Paul Ricœur : Lacan, l’amour : revue 2007/3 n°10, p.23 à 30
8 Jean Paul Ricœur : Lacan, l’ amour : revue 2007/3 (n° 10) p
9 Alain Badiou : l’éloge de l’Amour, YouTube que signifie… 19 dec 2017 –
9 Alain Badiou : son ouvrage l’éloge de l’Amour p.27,28
10 Robert Levy : Séminaire 1 l’Amour toujours l’Amour, du 1er octobre 2019
11 Philippe Julien : « Tu quitteras ton père et ta mère » chez Aubier, p. 73