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Les derniers temps de Michel Crozier

Michel Crozier et Anne De La Borde-Caumont par Chantal Cazzadori

Cet éminent sociologue est décédé le 23 mai 2013. On ne peut ignorer sa recherche de terrain dont les travaux et les concepts ont contribué à analyser les blocages de notre Etat. Ses thèses ont été à la source de nombreuses réformes et restent aujourd’hui encore d’actualité. Il est le principal concepteur de l’analyse stratégique des organisations, également auteur d’une vingtaine d’ouvrages clef de 1955 à 2007, comme : « Les phénomènes bureaucratiques », « La Société bloquée », « On ne change pas la Société par décret », etc..

Michel Crozier, fondateur et président du Centre de Sociologie des organisations, a écrit son premier livre entièrement consacré à l’entreprise que j’ai découvert et travaillé en mars 1992, car sa conception managériale : écouter, laisser faire, réguler m’a illuminée. Pionner de la gestion participative, alors que dans la pratique c’est encore le règne de la suspicion et du commandement autoritaire, il prétend que le chef d’entreprise ne peut que « libérer l’initiative ». L’histoire lui donna raison, il devint l’un des plus célèbres sociologues français, internationalement connu et reconnu. Sur son épée d’Académicien, il a fait graver trois mots, « Trois mots volontairement trop simples et trop banals qui résument le sens de son travail de tous les jours, écouter, comprendre, agir. » *

A l’occasion de la sortie de mon livre, j’ai souhaité le rencontrer puisque j’y avais fait référence. J’ai été amenée à le découvrir par ses œuvres et là, je voulais moi aussi le trouver sur le « terrain » ! Quel privilège j’ai eu …

Alors qu’il traversait depuis 2013 une phase critique sur le plan de sa santé, j’ai été saisie par le courage et la dignité de cet homme quasiment immobile et sans parole. D’emblée je m’y suis attachée, souhaitant le soulager du poids de la réalité de sa fin de vie, en lui préservant son statut d’homme à la hauteur de ses idéaux énoncés dans ses livres. Je suis partie du principe qu’il pouvait soutenir durant une heure, la lecture et les commentaires d’une de ses œuvres en relation avec la problématique développée dans mon ouvrage. Cette partie fut gagnée, nous avons sans doute repousser quelque peu l’échéance. L’esprit, l’intelligence et l’affection lui ont redonné du souffle, il « revivait » comme on dit, à chacun de mes passages.

Il semblait bien que la vieillesse était supportable pour Michel Crozier qui ne cherchait pas à en atténuer ses signes. Homme d’esprit, il dominait son corps avec élégance et souplesse. A 84 ans, il rentra de Chine, enrichi par une nouvelle expérience sociologique quand l’accident le surprit, heurté par un « deux roues » qui passa au feu rouge, il s’effondra. Précipité dans un handicap jusque là inédit, son univers devait se recomposer radicalement.

Quand je l’ai rencontré le 9 mars 2013, il avait déjà suivi tout un parcours de soins pour relever un tant soit peu le déficit cognitif, la défaillance motrice et la dépression. Courageusement, il s’anima du désir de maîtriser son corps comme pour retrouver son autonomie décisionnelle et son libre arbitre d’avant. Cependant, se mettre à l’écoute de son corps défaillant, en contrôler ses réactions, c’est aussi tenter de reconstruire son schéma corporel ainsi que son image du corps atteinte. Nous entrons là dans le domaine de la subjectivité, car la chair ce n’est pas que de la matière. Habité par la parole, le « parlêtre » comme disait Lacan, aura accès au symbolique qui lui permettra de se représenter ses pensées sans confondre l’imaginaire et le réel. Etre de désir et de besoin, il aura de son image, support du narcissisme, une représentation liée à son histoire de sujet singulier. Le vécu de souffrance parle bien au-delà de ce qui manque visiblement. L’identité profonde est perturbée, atteinte lorsqu’un évènement brutal surgit tel cet accident qui aurait pu anéantir Michel Crozier.

Traverser toutes ces difficultés, pour continuer à dire « Oui à la vie », exige du sujet de réinvestir autrement son corps devenu impropre. Michel Crozier n’est pas passé de la primauté de l’esprit à la primauté du corps, il les a tenu ensemble, jusqu’au bout, il a continué à lire, à marcher régulièrement à petits pas.

Nous savons combien un « handicapé » est quelqu’un qui provoque en général de l’émotion. Le manque qui est au centre de la problématique était ici redoublé par le manque de paroles ! Dans sa dernière année, ses mots étaient rares… Comment ne pas régresser, se laisser aller à une forme de chosification quant la parole s’absente ? Reculer sur le chemin de l’inhumanité, c’est se laisser gagner par les forces destructrices de la pulsion. Son entourage veillait à ce qu’il soit « visité », sorti, oui mais, le temps fait aussi son œuvre. Il avait pourtant trouvé en lui de quoi vivre, de quoi compenser ses manques sur un autre plan sans doute.

J’émets l’hypothèse que cela ne se fait pas tout seul. Si j’ai pu soutenir mon désir déjà de le rencontrer puis d’aller régulièrement le voir pour « échanger » sur son travail de sociologue, c’est sous la demande expresse d’Anne De La Borde-Caumont, son accompagnatrice qui l’entoura jour et nuit, cinq jours sur sept, au cours de ses neuf derniers mois de vie. Anne est d’abord une affective, sachant qu’un être humain ne se résumait pas qu’à son corps, surtout quand la dépendance à l’autre est si grande. Il lui fallait d’abord l’aimer, s’y attacher, avoir envie de s’investir, ce fut chose faite. Admirative du « potentiel » de cet homme célèbre, elle cherchait à travers les premières rencontres un vrai contact, un partage fait de respect pour approcher avec intelligence et tact ce grand corps mobilisé. A travers son regard vif, elle y trouva sa force de caractère, dernier roc pour marquer sa dignité. Elle perçut vite ses manques, ceux que seul un être attentif et aimant peu capter pour y remédier. Elle était tout sauf fonctionnelle, bien qu’aux petits soins de ses besoins d’homme très dépendant à ce moment là. Si parler c’est vivre, elle trouva le chemin des messages qui permettent une communication subtile, à travers les gestes quotidiens autour du corps, de la nourriture, de sa présence attentive, de son bien-être d’être là, pour lui, pour elle-même, pour cette relation intime si exceptionnelle. Sans doute que ce rejouait là une histoire impossible d’une autre scène, peu importe, elle a vécu une belle expérience humaine qu’elle m’a traduite avec tant d’émotion et de respect.

Ma présence régulière au côté de Michel Crozier, se fit essentiellement à trois, nous le replongions dans sa vie professionnelle, son œuvre, ses avancées. Je lisais et commentais son livre : « l’entreprise à l’écoute » qui m’avait tant inspirée quand je travaillais dans les entreprises, en qualité de cabinet conseil. Anne le découvrait, enjouée, ravie, fière aussi de le « servir » aujourd’hui. Je faisais des retours sur mon livre qui venait de sortir et qui m’a permis de rencontrer ce Monsieur auteur de cette pensée :

« Le management scientifique et hyperationnaliste affiché dans les organigrammes est démodé, l’ambition du nouveau management c’est la valorisation maximale de la ressource humaine. »*

Précurseur d’une idéologie qui hélas ne met plus l’homme au centre du travail, il aura réussi à vivre ses derniers moments à côté d’une femme qui fait partie du monde des invisibles, aux qualités que lui-même revendiquait. Pur hasard ? Non.

Les valeurs qui traversent son œuvre se sont mises en échos avec celles qu’il choisit, Anne De La Borde Caumont, pour l’accompagner, dignement, humainement vers son crépuscule lumineux.

Mue par son désir de se dévouer à l’Autre dans une éthique humaine, Anne a soutenu ainsi combien les valeurs du travail que sont l’utilité, la belle ouvrage et la beauté, nous transforment et nous rétribuent par la reconnaissance de nous-mêmes et des autres.

Je voulais par cet article lui témoigner moi aussi, toute ma reconnaissance d’avoir tant insisté pour que je rencontre cet homme parti trop vite ….

Sans sa fille Anne Crozier, ces attachantes rencontres n’auraient pas eu lieu, je la remercie vivement.

Chantal Cazzadori,

Psychanalyste

Amiens Juillet 2013

* Découvrez son site les amis de Michel Crozier : www.michel-organisation.org
* L’effroi du néo-management, trois expériences impossibles aujourd’hui ?
p. 60, Chantal Cazzadori, éditrice-auteure de ce livre.