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Prendre appui sur la haine pour rester vivant ?

Exposition Vasarely février à mai 2019.
Le Centre Pompidou met à l’honneur le maître incontesté de l’art optique.

1 Ou l’énigme de la violence extrême de certains adolescents

Journée d’étude Analyse Freudienne 19.01.2019 A PARIS

Anne Costantini Psychiatre psychanalyste

Le titre proposé en forme d’interrogation pour cette intervention joue avec le paradoxe. En effet , on situe habituellement la haine du côté des affects mortifères.
Que signifie « rester vivant », dans ce contexte? C’est avant tout, ne pas mourir, survivre, quitte à renoncer à “exister”. Le sentiment de haine de l’autre, procure un état de tension du corps et de l’esprit, qui se propose comme sentiment d’être.. . La haine ne va pas sans la jalousie , et il s’agirait non pas de “rester vivant” au sens plein du terme, mais de jalouser le vivant de l’autre… Posons comme hypothèse , que la psychanalyse soit peut être la seule pratique capable d’entendre le négatif. Alors nous connaissons, dans la cure , les effets dévastateurs de la haine inconsciente, celle qui se camoufle en sollicitude et nous donne à supporter , dans le fauteuil de l’analyste, ses attaques muettes et ses affects de mort..

Je laisse ce champ là à d’autres élaborations cliniques, bien que je tienne cette haine silencieuse , pour la plus redoutable et la plus ordinaire , si on devait établir une hiérarchie.
Je parle donc plutôt ici de la haine qui hurle, qui est assourdissante, qui se revendique, en forme d’identité, quand le mot “la haine ” lui même , devient un cri de ralliement . Haine qu’on ne doit pas confondre avec la révolte, portée par un sujet ou un collectif, et qui est un mouvement d’adresse à l’autre, une sortie de la passivité.

Il s’agit ici d’exposer quelques réflexions ,souvent non “orthodoxes”, autour de ce qui serait une clinique du Réel, à partir de ma pratique auprès d’adolescents exclus , rejetés de toute part , du fait de leur violence ,dite pathologique ,et de leur attaque systématique du cadre des institutions qui les accueillent. Les instances officielles en charge des mineurs, les désignent comme : « les incasables » et ils ne demeurent , en effet dans aucune case : la famille, l’école, les foyers, ni même la prison ou l’hôpital.
Je voudrais prendre en compte un événement récent , qui oriente ces réflexions cliniques , et pose une question: Que peut la psychanalyse dans ce temps de violence terroriste?

On lit dans le journal local de Strasbourg, après le terrible attentat terroriste du 11 décembre dernier, l’interview d’un éducateur, très troublé par ces crimes , et qui en avait connu l’auteur, l’enfant d’alors, en centre éducatif, à l’âge de 10 ans. « Dès son arrivée, dit- il, il a mis deux coups

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de poing dans les dents du plus terrible du groupe pour s’imposer d’emblée et prendre sa place. Il ne semblait pas faire la différence entre le bien et le mal.
C’était un garçon qui, tristement n’avait rien dans le regard, c’était vide…et noir, quand il était en crise.Il avait seulement 9 ans et demi, mais il y avait de la haine dans son regard. et plus loin: On partage des tranches de vie avec ces enfants, ce n’est pas neutre, émotionnellement. »

La photo du jeune terroriste est sur la page, désigné à la vindicte, mais le visage affiché de cet homme énigmatique, ne dit rien du pourquoi, une telle haine, une telle détermination à tuer? Y aurait -il une trajectoire de vie, implacable, inscrite dans la violence , pour certains d’entre nous, depuis le plus jeune âge?

Ces adolescents ,supposés en risque de violence extrême, je les ai rencontrés à mon tour, dans un lieu du médico -social, lieu dit de transition, structure expérimentale pensée pour les accueillir , observer et comprendre , dans un tissage institutionnel d’actions éducatives, thérapeutiques et judiciaires . Ce Projet plein d’espoir , courageux, est une utopie véritable, dont nous sommes revenus, mais qui a permis des avancées , et a le mérite d’aller interroger ces phénomènes violents, sans jugement. Il se situe en alternative à la prison pour mineurs, ou aux prescriptions médicamenteuses incisives , administrées dans les pavillons d’urgences psychiatriques, faute de mieux. Prison et psychotropes, dont on connait les effets néfastes à cet âge pubertaire.

Ces adolescents se reconnaissent entre eux , leurs noms résonnent dans les milieux de la prévention des mineurs, et ils partagent la capacité de mettre les institutions en déroute, et de désespérer les plus tenaces des éducateurs. Leur passage engendre des démissions massives, des plaintes pour coups et blessures, et ils suscitent des violences en retour, de la part des éducateurs.

Ces adolescents, s’identifient à l’exclusion et au rejet , et anticipent leur renvoi , par les fugues et les attaques du cadre éducatif . S’agit -il pour eux de maîtriser cette honte inavouée: n’avoir de place nulle part? Et pourtant leur passage laisse une trace , une empreinte particulière chez les adultes concernés, faite de rage et d’attachement profond, paradoxalement. C’est même à ce sentiment étrange, qu’on reconnait leur passage. Que reconnait -on à notre insu? Probablement celui qui à l’âge du petit ,du nourrisson, a été pris dans le chaos de son environnement précaire, soumis à la maltraitance ou à l’abandon, sans témoin pour le dire, sans représentation psychique pour le penser.

Le dispositif institutionnel:

• Une règle énoncée à l’admission dans ce dispositif , est le pivot du travail clinique: « Quoiqu’il fasse, l’adolescent , une fois admis, ne sera pas renvoyé. » Règle dite de non abandon, qui autorise à entendre les conduites extrêmes, les scènes de fugue ou de violence, du côté du symptôme. Il y a des sanctions, et l’intervention des juges, ou de la police, mais pas de rejet

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agi, ni de réorientation dans un ailleurs improbable, cela pendant une année, renouvelable une fois.

• Un autre principe, dans cet accueil est la présence quasi constante , sur le terrain , de psychanalystes, en poste de psychiatres ou psychologues, hors les murs de leur bureau, dans une attitude particulière, de participation au quotidien. Posture qui, à la réflexion, évoque un peu celle des anges dans le film célèbre:” les ailes du désir de Wim Wenders…”avec , espérons le, un peu plus de corps.

Je propose une première approche de cette symptomatologie , telle que je l’ai rencontrée dans l’inattendu, après avoir rapidement laissé au vestiaire les “à priori ” théoriques , ou les attitudes professionnelles attendues, tels que le maintien du cadre de la séance, l’analyse de la demande, le respect de la bonne distance, la neutralité bienveillante, la non intervention dans la réalité, etc… j’ai pourtant reçu , au moins une fois, ces enfants dans le cadre d’un entretien classique, pour leur admission, par exemple, accompagnés par un éducateur, montant la garde dans le couloir.

Alors que je leur demandais leur avis, et ce qui avait pu les amener là… D’abord étonnés par ce type de question, ils développaient des explications intelligibles, des successions de placements forcés, au moins une trentaine, répétitifs et apparemment aléatoires, qui leur faisaient penser qu’ils étaient devenus les jouets d’adultes capricieux et invisibles, qui avaient le pouvoir dans leurs bureaux, de décider de leurs sort, en lisant leurs dossiers.Leur souhait est de retourner chez la mère ou le père, pourtant maltraitants, ou dans la rue, ou le squat ,auprès d’autres chefs de bande , qui les utilisent dans les trafics divers ….Ils estiment n’avoir pas de problèmes , et le montrent en élaborant un discours intelligent et sensé , avec le souci constant de ne me montrer aucune faille, aucun dérapage qui pourrait amener la psychiatre que je suis ici, à lire en eux, à ciel ouvert , l’étrangeté de leur vécu. Je ne lis pas leur dossier au préalable, ils expriment ce qu’ils veulent , et je suis chaque fois frappée par l’absence apparente d’affect à l’évocation de situations traumatisantes . L’explosion affective viendra plus tard, de façon différée; En somme, lorsque l’adolescent relate son trauma dans le bureau du psychiatre, le sujet à qui c’est arrivé, n’est pas là.

Leur attitude ensuite, une fois confrontés au groupe, change rapidement: certains déclarent être là pour « casser de l’éducateur », “et on verra bien de quoi ils seront capables”. Dans cet sorte de fratrie de l’errance, des rapports de domination/ soumission s’instaurent rapidement à l’insu des adultes, avec le risque de reconstituer la maltraitance et la tyrannie qu’ils ont toujours connues. Mais cette approche générale, et rapide du contexte , pourrait faire oublier que les rencontres avec chaque adolescent, quand ils acceptent ,ne serait -ce qu’un seul entretien , donnent une sensation de complexité. Sans doute parce que les théorisations habituelles se révèlent inutilisables , sauf à se souvenir des nourrissons rencontrés dans les pouponnières , ou dans les centres PMI, ou dans les orphelinats de Roumanie ou des pays en guerre. On retrouve chez ces jeunes accueillis là, cette complexité , ce désordre émotionnel venu de la première enfance, passant de l’hospitalisme, avec un gel des affects, à une agitation violente, passant de la soumission à la tyrannie sur un autre. Un mutisme mélancolique , peut se muer en une crise d’agressivité, un attachement massif peut se retourner en rejet violent de l’autre, ce qui chez un

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adolescent , aboutit à un agrippement intense à l’autre , à un acte sexuel brutal, ou à des coups, comme seul contact.
Ce que j’ai vu là, c’est l’effort pour la survie psychique et physique ,que le nourrisson d’alors a produit . Comportements de survie , maintenant fixés dans une attitude pathologique et probablement addictive. Lorsqu’un jeune par exemple, se scarifie, c’est sans doute ce nourrisson qui cognait sa tête sur le mur de la chambre silencieusement pour préserver sa mère.

Qui sont ils?

L’histoire récente ou plus ancienne de la plupart de leurs familles , est adossée aux guerres, aux déplacements de population, à l’exil des lieux d’enfance, à la mélancolie et la solitude des mères, ou à l’humiliation des pères. iIs viennent souvent des quartiers périphériques, ou sont recueillis dans des orphelinats à l’étranger, dans des lieux de misère. Adoptés parfois par des familles, peu soutenues, qui n’ont pu faire face aux effets du trauma chez ces enfants étranges. Ce sont des parents adoptants, ou de simples familles d’accueil, qui n’ont pas été accompagnés dans ce chemin de l’impossible: accepter seuls ,de vivre et de persévérer avec ces enfants, en subissant les effets dévastateurs d’après coup, des traumatismes majeurs subis peu après leur naissance. Ces familles là sont souvent attaquées dans leur lieu de vie, par la suite , dans la haine, par leurs filles ou fils adoptifs, et en restent sidérés.

Approche clinique

Cette clinique se situe dans un dispositif mouvant et sans cesse à repositionner.
Il faut parfois côtoyer pendant plusieurs mois un adolescent , parler à la cantonade, regarder avec lui les séries télévisées, faire des trajets en voiture, avant de proposer un entretien individuel ,en retrait du groupe. Attendre l’occasion d’une crise d’agitation inquiétante , ou parfois une demande de soin, d’ordre somatique; insomnie, douleurs diffuses, vomissements, quand l’angoisse est trop forte , pour entrer en lien.

NADIR

NADIR est un jeune garçon venu clandestinement d’Algérie à l’âge de 5 ans. Le contexte laisse supposer que sa famille a subi des exactions ,sous ses yeux probablement , dans un climat de terrorisme civil. Sa mère a disparu lorsqu’il avait 4 ans , enlevée, dit- on; On ne sait pas dans quels agissements a été entrainé son père, homme violent , boucher de métier, venu aussi en France. NADIR est un adolescent de 13 ans, regard et intelligence acérés; cette intelligence développée en situation de survie, caractérisée par une hyper vigilance permanente qui l’empêche de trouver le repos, et l’oblige à garder la lumière allumée, dans sa chambre , toujours. A le côtoyer, dans son lieu d’hébergement , je comprends qu’il n’a aucune représentation de la notion de bien ou de mal, et qu’il montre une certaine cruauté à l’égard des autres , en donnant des coups ; En infligeant une blessure , il interroge la douleur ressentie par l’autre, car il n’en sait

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rien lui même . A l’occasion d’une chute grave du haut d’un mur, il est resté indifférent à sa plaie, comme anesthésié. L’insensibilité semble être aussi affective ; il ne pleure jamais , rit souvent de façon théâtrale.. comment renoncerait- il aux mouvements de clivage interne qui l’ont protégé? l’impact psychique qu’il exerce sur le groupe adolescent et même sur les éducateurs est manifeste, avec un effet de fascination devant ce qui semble être une jouissance sans frein. Il se fait connaître rapidement par ses actes délictueux et violents et passe beaucoup de temps au commissariat ,en garde à vue. C’est ce qu’il préfère, me dit-il , parce que là , la lumière est allumée et on le reconnait; Une jeune policière lui plait physiquement; D’ailleurs , il la siffle admirativement quand elle passe, et profère des remarques sexuelles. Les convocations au tribunal se multiplient, et NADIR s’est rendu célèbre par un fait d’arme: voler le portable de la juge pendant l’audience, là aussi, sans conscience apparente de la gravité de son acte. Il peut aussi voler les clés des véhicules , le matériel informatique, ou les sacs , pour les revendre, sans considération pour la détresse des éducateurs. Sa vie au foyer est émaillée d’événements qui n’ont d’autre but que de maintenir cette ambiance de tension, d’insécurité, de menace, qu’il a toujours connue et qui le protège de la mélancolie profonde qu’il porte en lui, ou de l’intrusion dans l’espace psychique d’images insoutenables. Du coup, nous sommes pris dans l’urgence et devenons nous aussi hyper vigilants et tendus, nous ne pouvons anticiper ces actes, qui sont chaque fois inimaginables .

La vrai rencontre avec NADIR s’est faite lors d’une crise de violence majeure ; l’adolescent avait en main des tessons de bouteille tranchants, et menaçait d’égorger quelqu’un, dans un état de transe, et de défiguration; Ce n’était plus lui, mais un adulte féroce en lui , qui hurlait. Nous avions devant nous une figure de la haine. L’enfant avait basculé dans cet état parce qu’il avait cru discerner on ne sait quel intention , dans le sourire de son éducatrice; une histoire certainement qui venait du temps lointain et dont la réactivation avait fissuré son bouclier psychique défensif. Nous avons vu alors le petit enfant terrorisé qu’il avait été. Plutôt que d’appeler les pompiers, des éducateurs ont pu le contenir dans les bras, et c’est dans les larmes qu’il m’a dit que pour devenir un homme, il fallait qu’il égorge quelqu’un. Une sorte d’injonction au meurtre, hallucinatoire et momentanée . J’ai pu , les jours suivants, au même endroit , dans le jardin, poser de temps en temps des chaises et l’écouter, en le laissant fuir quand il voulait. Avec des photos apportées par lui, l’enfance est revenue; celle d’un petit enfant ordinaire, dans sa famille, un jour de fête; il avait 4 ans. Impossible pourtant d’évoquer les scènes logées dans sa mémoire traumatique.Pour NADIR, La parole est vécue comme un instrument de manipulation. C’est dangereux de parler à un adulte, et il me demande souvent ce que je fais là: “est ce parce que je suis une sans -ami”? Mais , quelquefois, dans l’inattendu de nos échanges brefs ,dans un coin du jardin, une parole pleine, surgissant dans un souffle poétique, touchait à l’universel, parce que ces expressions là plongent leurs racines au creux du dénuement.

Malgré cela, les «acting » et les gardes à vue ont continué, le dossier s’est épaissi, le juge a ordonné une main levée et le retour au domicile de son père, malgré notre opposition. Dehors NADIR a été frappé avec une barre de fer, puis a fini sa course en prison où il aurait essayé d’étrangler le directeur. Qu’est- il devenu, dans ce milieu carcéral, par la suite?

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Etrangement, le départ de l’adolescent après un an et demi , a été difficile à vivre pour les équipes. Malgré ses agissements, il a suscité un attachement profond ,et a amené chacun au bout de ses propres retranchements, sans que nous n’ayons pu interrompre son destin tragique. Sans la règle posée, de non abandon, nous n’aurions pu dépasser cette série d’épisodes violents ,et entendre la détresse et la peur du petit, au delà de ces comportements menaçants. Le système judiciaire a interprété ces comportements avec les outils du droit des mineurs, référés à la délinquance. L’hôpital n’a eu aucune prise sur lui, jugé trop dangereux en pédopsychiatrie pour les autres enfants , et trop jeune pour être admis en service adulte. De toute façon, il aurait pris la fuite.
Quel lieu pour accueillir ?
il faut imaginer un lieu ouvert, capable d’intégrer ces mouvements de haine, et d’en entendre le sens, un dispositif souple pour s’approcher, reconnaître et poser des enveloppements de mots et de gestes , autour de ces aires de catastrophe symbolique . Supporter cet archaïque traumatique , ces pures perceptions qui jaillissent à l’état brut et semblent trouer le plancher psychique .La demande de soin ne passera que par un temps préalable d’attaque et de destruction , avec le retour halluciné de la mémoire traumatique, confondue avec une explosion de haine. Un peu comme un navire, dans la tempête, dont l’équipage , en se relayant , essaye de ne pas sombrer en haute mer, et dont la carcasse se plie, sans se rompre.
Il faut imaginer une institution ayant accepté de poursuivre le lien au-delà de la rupture.
Une institution référée à la loi commune, mais, momentanément autorisée à suspendre les principes éducatifs ordinaires, pour accueillir ces jeunes qui n’y ont pas encore accès, même s’ils semblent en jouer; Ces jeunes qui interprètent à priori, toute sanction comme une domination tyrannique et sadique sur leur personne, et se défient de toute parole adressée.

Qui , NADIR, doit -il tuer?

Pour entendre au delà de la menace de mort proférée par l’adolescent, il faut en effet, un dispositif ; une présence à plusieurs, et un ancrage institutionnel, , une sécurité interne.Ceci, afin de ne pas répondre en miroir , ne pas être envahi par la même peur que la sienne. Savoir attendre avant d’appeler , dans l’affolement , pompiers et police secours, mais plutôt persévérer dans la crise. NADIR a subi, petit, les violences de son père, et ce père ensuite, n’a pas pu défendre sa famille, (mais qui le pourrait ),lors de l’attaque terroriste du village ; Ce père , lui même traumatisé par ce qu’il a vécu en Algérie, est connu dans son quartier pour ses excès, et frappe son fils, pour le ” dresser” , dit -il.
Lorsque NADIR hurle sa haine, c’est la haine du tortionnaire en lui , qui hurle. Il est envahi par cette force de mort. Il ne ressent plus la terreur , en devenant, lui-même, l’agresseur, un instant. il ressent alors un sentiment d’existence et de toute puissance , appuyé sur une conviction délirante: Pouvoir enfin se venger. Une telle crise nous met en présence simultanément du père et de l’enfant, et nous interpellons l’un, sans oublier l’autre.
La vengeance s’appuie sur la haine qui devient le seul repère, le seul moteur, pour lier les pulsions de destruction et orienter les affects chaotiques vers un affect de pure vengeance : Faut

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-il venger la honte des pères ? Là où la dette de vie devait être en appui, pour le sujet, c’est la haine qui vient à cette place.. Et cette haine n’est peut être pas la sienne, mais celle d’une figure tortionnaire en lui, à laquelle il s’identifie. Il n’a d’autre issue que de se soumettre ainsi à son agresseur interne, à moins qu’il ne rencontre quelqu’un , un autre , qui s’y oppose, face à lui.
Ces crises violentes ouvrent sur la béance du Réel, de l’innommable , où les perceptions archaïques surgissent à l’état brut . Jusque là, II n’y a pas eu le secours de l’imaginaire , du mythe, d’une histoire racontée. Il n’y a pas de figure tutélaire , symbolique ,à laquelle se référer .Il n’y a pas de mots. Il y a de l’intraduisible qui reste en deçà des mots. il ne connait pas ce creux en l’Autre , qui peut recevoir la détresse..L’imaginaire et le symbolique échouent à recouvrir l’émergence de cet effroi . Les fossiles du passé surgissent au présent sans préalable, à l’état brut, non transformés par le refoulement, et demeurent hors histoire. Ils ne reviennent pas dans le souvenir, mais demeurent pourtant dans une mémoire autre, ineffaçable.
Quelle parole ?
Nous faisons l’hypothèse, que c’est dans l’archaïque , dans la béance ouverte par cette violence que peut se révéler la présence de l’Autre, si le sujet opère un « saut « subjectif… La parole adressée, se situe peut être dans le corps à corps, lorsque l’éducateur contient l’enfant ,sans lui faire mal, mais dans un geste rude et chaste, tout en lui parlant; il s’agit d’une “chasteté “physique, mais aussi psychique. C’est comme cela , avec le temps qu’il faut, que le visage de l’enfant soudain se décrispe , se calme et revient au temps présent. C’est ce corps à corps, cette émotion, qui marque une empreinte , qui fait histoire, et mémoire , sur laquelle, il peut un instant s’appuyer.. Nous faisons l’hypothèse que cela se joue au niveau des représentations narcissiques primaires ; Y aurait -il une possible intériorisation , une occasion pour le sujet, de se fonder dans l’espace psychique de l’autre? On ne rencontre l’Autre et la loi qu’incarnés dans le transfert, et dans le risque pris , actif, ,d’un saut subjectif, un mouvement fondateur, complexe, une sortie de la passivité.
Ce geste de contenir , dans le corps à corps, un adolescent ou une adolescente est, à mon sens , un moment essentiel dans la rencontre avec chacun, un moment qui pourrait avoir le tranchant d’un acte , d’une scansion, d’une interprétation psychanalytique. C’est, en même temps, dans ce suspens, un acte très risqué ,en ce qu’il peut réactiver la confusion des ressentis et des émotions, aussi bien du côté de l’éducateur que du jeune. C’est pourquoi, il y a toujours un tiers, en présence et en référence.
Ces enfants, au stade pré -verbal, encore « infans », ont pour la plupart, dans le désarroi des situations familiales, été livrés à la confusion des sensations . Le corps s’est trouvé pris dans la seule sensation, manipulé, excité , puis rejeté brutalement, livré au plaisir ou à la dépression de la mère, passant d’un état fusionnel avec elle, à un vécu de rejet et de néantisation, de façon imprévisible et sans autre pour le limiter. Il arrive que ces enfants, soient nés d’une mère trop jeune, en déni de grossesse, ou que, nourrissons, leur mère les oublie. Comme si , dans l’inconscient maternel, il n’y avait pas eu d’inscription, de cette naissance. Comment ont -ils été portés, représentés dans l’inconscient parental? Quel climat d’insécurité, de menace, ont -ils intériorisé?C’est sur ce terrain , de confusion entre jouissance et éthique du désir, que le

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nourrisson n’est référé qu’au plaisir ou au dégoût de la mère. Dans cet enfermement narcissique sans Autre, n’y aurait il pas ,dans la haine qui viendra, un ultime effort pour se ressaisir de soi?

ISIS

ISIS, adolescente de 15 ans , admise dans l’institution à partir de l’Hôpital où elle est placée autoritairement par le préfet ,est déclarée par les autorités, dangereuse pour elle même et pour autrui. Ordonnance prononcée suite à un acte supposé meurtrier envers sa soeur, morte dans l’incendie de la maison familiale. Le projet est l’organisation de sa sortie définitive du service hospitalier, en attendant son procès.

Nous sommes d’emblée surpris par le comportement très placide de la jeune fille. Elle est contente d’être ici, veut participer à la vie collective et trouver des amis; Elle ne connait plus la vie ordinaire des adolescents depuis son hospitalisation et souhaite avoir des permissions pour revoir aussi sa mère. Elle se présente comme particulièrement raisonnable: Elle joue la grande soeur avec les autres, qui connaissent son histoire .
Un mercredi où nous avions mis imprudemment en place , dans le foyer ,un jeu de rôle avec les adolescents, mimant une audience chez le juge, j’avais été subjuguée par la capacité d’Isis à
« singer « les paroles du juge, compréhensif, moralisateur, et naïf; utilisant les termes juridiques appropriés. De la même façon, dans le rôle de l’éducateur référent, elle proférait des discours éducatifs très structurés et pertinents. J’ai arrêté là l’expérience avant qu’elle n’imite le personnage du psychiatre expert. On voit la capacité de cette adolescente , comme d’autres dans ce contexte, à s’adapter à ce que l’adulte attend , à manier les discours avec un semblant d’authenticité; une thérapie engagée satisfaisante pour le psychanalyste, sera en fait une rencontre en « faux self », avec peut être un peu de sincérité sur le moment.
C’est ainsi, que , progressivement, nous avons minimisé, comme souvent , la souffrance psychique de cette jeune fille, ne comprenant pas pourquoi elle était encore retenue en Hospitalisation d’Office.. Elle semblait très attachée à son éducateur, un homme expérimenté et rassurant pour elle, pour lequel sans doute, elle s’habillait maintenant en jeune femme.. Jusqu’à ce qu’elle lui propose un breuvage, dans lequel, sur ses conseils, une autre fille plus jeune, avait versé des doses de traitement neuroleptique incisif, dont ISIS connaissait la dangerosité. S’en est suivi dans l’instant , un coma brutal pour l’éducateur, hospitalisé en réanimation à temps, sauvé par la réaction rapide d’une collègue. L’éducateur, parfaitement intègre et professionnel, se trouvait donc atteint dans le corps et l’âme, et pouvait se croire responsable de cette affaire, dispositif classique de torture psychique. Il a choisi de quitter ce métier.
Du fait de l’engagement institutionnel de « non abandon », nous avons pu continuer à rencontrer ISIS souvent à l’hôpital et comprendre qu’elle persistait dans son déni, mais avait agi ainsi du fait d’un transfert amoureux massif sur cet éducateur. Transfert qui débordait ses capacités émotionnelles, et qu’elle retournait en haine, ce qu’elle connait. S’agissait- il d’une tentative d’appropriation /rejet de l’objet aimé, dans la destruction, tout en entrainant une autre fille dans cette pulsion de mort?

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Aucune culpabilité consciente n’est apparue dans son discours, aucune émotion non plus. Elle regrettait simplement de devoir partir, alors qu’elle était bien dans ce foyer. On voit là , la force du clivage qu’elle met en jeu, déniant ses affects, et se réfugiant dans la posture de survie psychique qu’elle connait bien.

Nous ne savons pas quelle est la part de responsabilité d’ISIS, dans la mort de sa soeur au cours de l’incendie qu’elle a allumé, mais , désarrimée de son inscription symbolique, il lui reste la place de la meurtrière ; Elle s’y identifie et le réalise en passant à l’acte.. On peut évoquer une injonction interne à la destruction de l’autre , celui avec lequel existe un lien affectif. Destruction aussi d’elle même. Elle disait d’ailleurs entendre des voix, hallucinations auditives transitoires après l’incendie.

Cette réaction haineuse d’ISIS, qui gâche ainsi toute chance d’être aimée , est le contre point de la haine de soi. Violentée par les adultes, enfant, elle ne peut advenir à une autre posture subjective et ne résiste pas, par passivité, à cette injonction interne, qui commande son acte et la rend mauvaise. L’intérêt érotique qu’elle porte à l’éducateur, le rend « réellement »menaçant . Incapable « d’hystériser » cette relation, qui la renvoie à sa confusion d’enfant abusée, elle agit dans le Réel, en l’envoyant dans le coma.

On reconnait la haine à ses effets sur l’autre; les équipes éducatives sont durement éprouvées par ces attaques, dans le corps et l’esprit. L’atteinte morale est la plus redoutable, et les soignants sont ébranlés jusque dans leur éthique professionnelle. Ils prennent le risque de perdre le sens de leur métier. Ces adolescents sont des mineurs qu’on doit protéger et entendre, mais certains portent en eux les effets de la haine des adultes et des générations passées, livrées à la grande Histoire des guerres et des déplacements de population; Le risque psychique, pour les intervenants sur ce terrain , est d’être eux -même troublés dans l’obscurité de leur être, là où sont enfouies leurs blessures d’enfance, celles qui les ont conduits à entrer dans ces métiers impossibles. Des mouvements de haine sont à craindre à cet endroit, de la part des adultes.

Il faut comprendre que les agissements de ces adolescents visent paradoxalement à empêcher la pensée chez l’autre , à brouiller son espace psychique. C’est un refus premier , une résistance à être “logé, établi, assigné, “dans l’inconscient d’un autre secourable, une résistance à exister dans ses représentations mentales . Ce serait un refus de perdre cette toute puissance ,cette liberté folle, sans feu ni lieu , avec parfois la haine comme seul vecteur..comme seul rapport à l’autre.

L’interdit du meurtre et de l’inceste…

La haine plonge ses racines dans les temps archaïques. Elle est en face de la loi fondamentale de l’interdit de l’inceste et du meurtre qui fonde notre humanité et organise notre société..C’est contre cet interdit que les adolescents se cognent sans cesse, parce que ces interdits ont été franchis , par leurs parents, père ou mère, oncle ou tante, ou parce que ces adultes n’ont pas pu les protéger de cela, par leur disparition ou par les situations de guerre. Ce sont ces interdits fondamentaux qui font barrage à la haine, ce que sans cesse, nous rétablissons , au quotidien, par le lien transférentiel . Et ce sont ces interdits fondamentaux qui ont été franchis , sans aucun

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témoin pour le dire, dans leur jeune âge. Leur trajectoire de vie s’identifie parfois à un destin tragique, implacable , comme la haine. La haine les leurre par sa force, et , usurpant la puissance d”enracinement du symbolique, elle demeure le seul appui pour surplomber les abîmes ouverts par le traumatisme , et masquer le vide de leurs repères. La haine occuperait -elle alors frauduleusement une place quasi ontologique? avec la mort, comme perspective.

Et lorsque la haine croise une idéologie qui la sanctifie, lui offre une transcendance “diabolique”, au dessus des lois, lui promet un ailleurs , une jouissance sans limite, elle l’oriente vers l’embrigadement mortifère, comme issue à la déréliction, ainsi que cela s’écrit dans le journal à Strasbourg, le lendemain des attentats.

Pourtant, en fin de compte, et après plusieurs années parmi eux, il m’arrive de penser que derrière ces cris et ces agissements cruels, ces enfants survivants , venus parfois de l’enfer , sont ceux qui interrogent la loi fondamentale qui supporte l’humanité. On entend chez eux , au delà des cris et des insultes, un appel primordial. C’est un fondamental désir d’existence , qui les a maintenus en vie, avant que cet appel ne soit colonisé par la haine. C’est ce désir originel, antérieur à la haine, qui vient interroger le nôtre , notre désir d’éthique, dans la rencontre avec eux.

Anne Costantini
Psychiatre Psychanalyste à Lyon