La déferlante néo-managériale ne sévit pas que dans le monde de la production où se compte des millions de salariés, elle s’impose également dans les milieux de l’art et de l’artisanat.
Récemment, j’ai été amenée à rencontrer une dessinatrice textile, dont on dit qu’elle est une des « meilleures mains » de Paris dans ce domaine. M.M. travaille en effet pour les plus prestigieux éditeurs de tissus d’ameublement français et étrangers. Diplômée brillamment de l’ENSAAMA (école nationale supérieure des arts appliqués et des métiers de l’art), estampillée très tôt manuelle et fière de son caractère bricoleur, elle en fit son cheval de bataille.
Lors d’une journée « portes ouvertes » durant laquelle, M.M. nous présentait son métier, j’ai pu admirer la créativité de ses dessins originaux et somptueux en écoutant attentivement ses commentaires sur la réalisation de ses échantillons et maquettes généreusement exposés. Au cours de cet échange, à mon grand étonnement, j’appris qu’elle ne signait pas ses œuvres ! Ce sont les « us et coutumes » de ce métier largement féminisé avec l’industrialisation précisera-t-elle. A la fin du 19ème siècle les dessinateurs, exclusivement masculins, étaient connus nommément puisqu’ils signaient leur travail car ils étaient considérés comme des artistes. Elle en prit son parti, se revendiquant avant tout artisan, quoique !!!
Dans l’ameublement où elle a commencé, voici maintenant trois décennies, une commande se passait deux ans avant que le tissu ne sorte en collection. La qualité était inconditionnelle à la commande, cette valeur reconnue comme label faisait la notoriété des tissus d’ameublement richement décorés de motifs inspirés ou imposés. Aujourd’hui, le temps s’est rétracté, on lui demande cinq mois pour finir ses créations, sachant que les dessins seront imprimés quelques mois après, c’est ce que l’on appelle du « management sous pression », alors que sa technique, crayon, papier, peinture est toujours la même. Derrière ces délais de plus en plus courts rôde une menace, celle de ne pas avoir de boulot si les exigences en temps ne sont pas respectées ! Comme M.M. ne peut céder sur la qualité de son travail, par peur aussi de ne pas y arriver, elle investit son temps personnel qui désorganise ainsi sa vie privée, ce qu’elle déplore bien évidemment. Évaluée sur ses qualités artistiques et ses compétences professionnelles acquises, elle doit s’adapter à une organisation du travail régie par un système néo-libéral qui fait fi de plus en plus des règles du métier, en exigeant des objectifs de temps atteignables qu’au prix de « sacrifier » sa vie personnelle. D’ailleurs il lui est arrivé récemment de refuser des commandes, ne pouvant satisfaire humainement aux délais imposés.
Dans la nouvelle organisation du travail de plus en plus éloignée du réel du métier, comme ici, on confond l’évaluation du travail avec l’évaluation du temps de travail, ce ne sont pourtant pas des dimensions équivalentes. « Marx soutient déjà que le travail n’est pas mesurable, car il procède d’une expérience subjective qui est fondamentalement incommensurable à toute autre chose ». *
Si on ne mesure pas que la durée de l’effort, comment restitue-t-on son intensité, sa qualité et son contenu ? Cet impensé on va le retrouver chez les plus fervents de l’évaluation individuelle du travail. Comment oser dire qu’on évalue le travail quand on ne pénètre pas dans l’expérience vécue de celui ou de celle qui travaille, autrement dit, « l’expérience subjective du travail ». On s’aperçoit qu’entre la prescription du travail et son réel, (inattendus, pannes, incidents, anomalies etc..), il existe un décalage qui lui n’est jamais pris en compte. Si travailler c’est combler l’écart soit le réel entre le prescrit et l’effectif, pour le clinicien, « le travail se définit comme ce que le sujet doit ajouter aux prescriptions pour pouvoir atteindre les objectifs qui lui sont assignés ».*
Quand les gestionnaires et les économistes prônent une approche objectiviste et macroscopique de la description du travail, (en ramenant à quelques critères l’ensemble des règles du métier), on ne peut que mesurer la discordance qui existe entre cette approche dite scientiste et celle des chercheurs en Sciences Humaines du travail, qui repose sur une approche compréhensive et intersubjective.
Le travail effectué dans la création artistique est davantage soumis à la subjectivité de l’artiste qui pour s’inspirer, nourrir son travail a besoin de temps « inutiles », non indexés sur la rentabilité productive. Les délais très raccourcis imposés aux créateurs portent atteintes à la qualité de leur réalisation, donc à leur vitalité autrement dit à leur santé psychique.
Un train peut en cacher un autre..
Aujourd’hui, M.M. qui s’est fait discrètement, silencieusement mais sûrement un nom dans ce milieu d’excellence et de luxe de la création textile est devenue incontournable. Copiée, imitée, mal payée trop souvent, elle soutenait son désir du travail bien fait, de la bel ouvrage comme on dit, car le temps effectué pour l’accomplir lui donnait du sens, et le rendu suffisait à la faire exister à ses propres yeux, participant ainsi à sa transformation narcissique. Je la questionnais plus hardiment sur son statut de créatrice anonyme, à l’identité effacée, car sa rationalisation des « us et coutumes » pour la justifier me semblait suspecte. Et là, les dessous de l’histoire se révélèrent tout autre.
Sa force, sa joie, son habileté, lui ont été reconnues très tôt. Penchés sur son berceau, ses parents disaient d’elle : « qu’elle enfilait déjà des perles ». Ces capacités sont vite dénigrées par sa mère qui rêvait surtout d’enfant artiste, intellectuel, me dira-t-elle. Il y a mille et une façons de faire comprendre à son petit qu’il ne l’intéresse pas avec ces goûts là, comme celui de ne pas lui fournir les moyens de se réaliser par exemple. N’est-ce-pas une manière sourde mais radicale de dire non à son désir ?
La discrimination subie dans sa fratrie trouvait ses assises à nouveau dans cette corporation où les femmes dessinatrices n’étaient pas reconnues depuis plus d’un siècle.
L’interdit posé par sa mère depuis toujours, revint par ce détour qui laissait croire que ce statut lui allait bien. Position défensive, déni posé là pour continuer à refouler l’injonction maternelle trop angoissante de faire ce travail dévalorisant à ses yeux, mais pourquoi un tel mépris pour le travail manuel ?
M.M. se dit hyper adaptée, supportant tout pour y arriver, maintenir son activité dans les moments difficiles comme celui de l’année 2008 qui dura trois ans, durant lesquels elle entreprit nombre de petits boulots pour faire face à la crise, autrement dit, à aucune commande textile. Elle sait batailler pour continuer à exercer, ne pas lâcher sa passion, mais elle déteste batailler pour se faire reconnaître, « je ne sais pas me vendre » pense-t-elle …. Combien d’années a-t-elle passées en vain, à chercher à se faire aimer, regarder, reconnaître par sa mère qui l’ignorera comme elle-même l’a été d’ailleurs ! Voici le point de nouage qui fait symptôme aujourd’hui encore.
Et le père, quelle fonction a-t-il eu dans cette quête vaine de reconnaissance gagnée tout de même envers et contre tout ? Il a donné des signes, il a perçu l’effacement de sa fille, il y a pallié, timidement d’abord, puis de plus en plus ouvertement.
Il lui faudra « transgresser » le tabou d’une mère toute puissante pour apposer enfin sur son œuvre le nom de son père qu’elle porte si bien par ailleurs. Elle dit être née une deuxième fois à 19 ans quand elle sût qu’elle pourrait s’épanouir dans ce travail, aidée matériellement par son père séparé de sa femme. Pour vouloir qu’on reconnaisse « sa patte » comme elle dit, d’où s’expriment si parfaitement ces petites mains en or, ne devrait-elle pas en passer par un acte d’inscription publique, apposant ainsi sa signature qui redonnerait au Nom du Père son blason de séparateur d’avec la mère ? Ne serait-ce pas une belle façon symbolique de s’en servir de ce père, dans une nouvelle version ?
Aujourd’hui, amenée à céder sur la qualité pour répondre à la quantité que lui restera-t-il pour défendre son travail exceptionnel sans avoir pu s’affirmer, se faire reconnaître par son NOM ? On ne peut tout incriminer au nouveau système d’organisation du travail. Il s’agit ici de restaurer d’abord, une identité déjà problématique au temps où les conditions de travail étaient acceptables. L’impact de la dureté du système néo-managérial ne risque t-il pas d’avoir raison sur ses possibilités à se soutenir à bout de bras si M.M. ne « travaille » pas sur son rapport à sa mère, son père et à elle-même afin de s’autoriser à sortir de cette forme d’aliénation à l’Autre ?
M.M., saura-t-elle défendre et assumer publiquement son statut d’artiste sur ces deux plans, pour résister à la marchandisation de son talent créatif ? Gageons que Oui ! Que la petite aux mains en or qui a si bien su déjà faire son « beurre » malgré de nombreux écueils rencontrés sur son chemin où les nombreux « pas-sages » lui ont garanti son passage du côté des grands de ce monde qui savent « la regarder, l’admirer, s’en entourer » à travers son art décoratif inscrit dans ces grands Hôtels et Palaces des plus belles capitales européennes.
Chantal Cazzadori,
Psychanalyste
Août 2013
* Christophe Dejours, 2003, Editions INRA ; L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, critique des fondements de l’évaluation, p. 10 et p. 14