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Pastizzata contre Binge Drinking ou savoir boire culturel contre biture expresse?

Article binge drinking par Chantal Cazzadori Psychanalyste

En Corse, à Bastia précisément où nous tenons notre journée d’étude sur l’alcool et les jeunes, les membres de l’association de l’Analyse Freudienne (A F) s’interrogent sur les raisons qui motivent aujourd’hui les adolescents de 12 à 30 ans qui s’écartent de ce savoir boire culturel pour se livrer sans règles, ni limites à des absorptions d’alcool fort dans un temps record.

Avant de réfléchir sur les causes de ces conduites alcooliques à risques, il nous a été rappelé en quoi consistait la pastizzata par un intervenant corse, Le Docteur Gilbert Poletti (1) qui avait choisi comme sujet de mémoire en 1985, le rapport des Corses à l’alcool d’un point de vue sociologique et psychiatrique autour du rituel de cette pratique, la pastizzata. Chaque fin de semaine, des insulaires se retrouvaient au comptoir du café, pour boire le pastis, entre hommes, en échangeant sur la politique, la chasse, le sport, les femmes etc. Cet apéritif se terminait par des galégeades provenciales très drôles destinées à mythifier les histoires racontées sous l’effet de l’alcool désinhibiteur. Tout un rituel était instauré entre eux, pour tenir le coup, rester digne, boire de façon « correcte » donc admise par les règles du groupe. Ces modalités de boisson instaurées dans un cadre précis, permettaient l’entrée du jeune dans le monde des adultes, autrement dit devenait un passage obligé pour s’initier dans la communauté masculine en s’identifiant à un groupe représentatif de ses idéaux virils. Cet espace de communauté, pour être préservé et garder sa cohésion en faisant lien social, exigeait que le nouvel arrivé respecte les codes, les interdits afin que le groupe joue son rôle protecteur et devienne garant d’une forme de recherche identitaire. « C’est ainsi que de 1950 à 1980, et durant plus d’une trentaine d’années, le pastis consommé en grande quantité en Corse, offrait des particularités du mode de boisson, absolument endémique. En effet, le buveur obéissait à des règles strictes et un rituel étonnamment précis, uniquement observé dans l’île, de sorte que le taux de décès dû à l’alcoolisme était de loin le moins important de France.(2)
Article binge drinking par Chantal Cazzadori PsychanalystePour affiner notre propos, nous allons faire appel à des interprétations psychanalytiques.
Sur le plan psycho-sociologique, nous savons bien que les facteurs qui participent de la cohésion du groupe relèvent d’un besoin d’identification, d’appartenance aux valeurs d’un groupe choisi. La problèmatique de l’adolescent est complexe, il va quitter les idéaux parentaux, les signifiants de sa famille, donc se désubjectiver, pour choisir ses propres insignes à partir d’idoles, de leaders charismatiques ou de courants culturels, qui lui donneront l’espoir d’un avenir où sa place pourra s’inscrire dans le meilleur des cas. Cette nouvelle opération de re-subjectivation est à l’oeuvre comme sujet désirant. C’est sous cette puissance du désir que son devenir devrait pouvoir se dessiner. A la différence de son statut d’enfant désirant mais non responsable, il s’appuyait sur les repères de ses parents pour grandir et cela le soulageait. A présent, il devra non seulement soutenir envers et contre tout son désir avec force, mais aussi en prendre la responsabilité pour devenir un homme singulier et libre. C’est dans ce passage qu’il va ériger bien ou mal sa jouissance phallique dans une nouvelle manière d’être au monde. Sous l’effet de la métamorphose de son corps, soumis à la poussée des pulsions sexuelles, l’adolescent sera contraint d’y répondre en faisant ses propres choix d’objet tout en se soumettant ou pas à une pulsion ravageante qui le conduirait vers une quête du jouir sans entrave ni limite, à la dérive en quelque sorte. Ce temps de « pas-sage », le confronte à un malaise qui peut le perdre s’il ne trouve pas dans un lien social une réponse à ses attentes de demande et de signes d’amour, qu’il croira résoudre ainsi.
Prêt à aimer un chef charismatique, un leader politique ou religieux, sans ou sous condition, il tentera de se re-subjectiver dans la fusion d’une communauté en faisant sien les idéaux du groupe qui le représenteront car il l’aura choisi en fonction de son idéal du moi. Pris dans un passage à vide, en manque de signifiant, certains adolescents qui ne peuvent rencontrer dans un lien collectif ce qui leur manque, risquent alors de dériver vers des conduites à risques comme le Binge Drinking, qui montrent combien leur position sexuée est mise à mal. Comment en effet devenir un homme et une femme dans ce monde là, ou à venir ?
Atteindre la jouissance de son sexe d’homme ou de femme en la confinant dans les limites étroites d’un bridage qui renvoit aux contraintes de la castration, tel serait le passage obligé. Cette jouissance dite phallique est atteignable par le symbolique et fait opération de passage dans le meilleur des cas. Toute l’histoire du sujet est convoquée ici pour résoudre au mieux cette avancée.
Si le sujet cherche un accès direct à la Jouissance, sans la contrainte de la castration (tout n’est pas possible!), il se heurte à ce que nous nommons le réel en psychanalyse, c’est-à-dire l’excès qui le déborde et peut le conduire à un passage à l’acte mortel sous l’emprise de l’alcool fort absorbé très vite. Dans le Binge Drinking, l’effet produit et recherché ressemble à un flash toxicomaniaque qui anéantit le sujet, l’efface au point qu’il disparaît, ne se souvenant de rien, ni comment il en est arrivé là !
Nous pourrions faire avancer notre réflexion en posant comme hypothèse : quel rapport existe-t-il entre la conduite d’effacement du sujet et le manque de parole ?
Ainsi, je reprends les propos spontanés de Robert Lévy, (3) participant à ce débat :
–  » ça me semble un élément fondamental, comme si ce remplissage venait empêcher effectivement que quelque chose se dise et qu’il y ait une adresse aussi à ce dire, ce qu’il y a tout à fait à voir, sans doute à un certain type de rapport au manque de refoulement, à savoir, moins on refoule et plus il y a nécessité d’une substance qui permette (dans ces vapeurs d’alcool), d’empêcher que reviennent ou que paraissent des mots et une adresse qu’on ne désire pas développer. »
Parfois en effet, l’alcoolisation à outrance couvre un secret de famille, un interdit de parole et un manque de référence.
Le cannabis joue aussi dans la défonce de la fièvre du samedi soir. Il vient faire écran aux angoisses adolescentes, masquer leur manque à être. L’intégration dans un groupe de Binge Drinking est ici un leurre, un faux prétexte en fait, car ce ne sont pas des amis, mais de faux amis dont on s’entoure et qui ont pour effet de fausses croyances. La toxicomanie du week-end, ajoutée au Binge Drinking laissent croire aux ados étudiants et autres qu’ils sont à l’abri d’une dépendance qu’il peuvent arrêter à tous moments. En fait, ils sont accrochés dès le départ par l’attirance d’artifices alcooliques ou toxicomaniaques qui rendent les garçons invincibles. Il n’est qu’à lire les rapports des statistiques qui indiquent un nombre croissant et important de jeunes de 18 à 24 ans, tués sur les routes, tandis que les jeunes filles ne résistent pas à se livrer à des conduites sexuelles extrêmes dans un abandon total de leur corps, au point d’oublier avec qui elles étaient, surprises de se réveiller avec un inconnu dans leur lit.
Dans le Binge Drinking, la grande alcoolisation des filles est quand même une nouveauté, « le faire pareil » que les garçons a réussi au nom de l’égalité des sexes. Aucune festivité ne peut venir expliquer ces comportements, aux urgences des hôpitaux, nous voyons en pleine après-midi des défoncés à l’alcool dès l’âge de 12 à 14 ans avec dans un nombre de cas non négligeables, des comas éthyliques.

Ne peut-on pas voir là, un échec de la subjectivation adolescente ?
Dans le flash alcoolique c’est de sa propre disparition dont il s’agit. Comme le sujet n’est pas représenté et ne représente sans doute pas grand chose pour l’Autre, en panne ou en manque de signifiants qui ne peuvent être trouvés dans le groupe de ses pairs, le sujet sans signifiant disparaît rapidement dans l’alcool, il s’efface. Il s’agirait ici d’un ratage de la métaphore paternelle qui met à mal l’accès à la symbolisation du sujet.
Loin de la pastizzata qui régissait les rapports d’intégration et de maintient dans le groupe pour se soutenir dans un bien boire culturel qui pourtant se soutient d’un bien dire – rien de tel dans le comportement du Binge Drinking qui permet de taire sa parole dans un engloutissement rapide de nombreux verres alcoolisés quand ce n’est pas boire directement au goulot de la bouteille, voire à l’aide d’un tuyau. Ni partage, ni dégustation dans l’apprentissage d’un bon vin, ici, il s’agit de se défoncer pour exclure le bien dire sous l’impératif justement d’un « il n’y a rien à dire », dans la rapidité avec laquelle on boit. Sous l’emprise de la bouche d’un grand Autre maternel dévorant, tout puissant et non barré, le sujet s’exclu.
Pouvons-nous comparer ces nouveaux comportements avec ceux des générations passées ?
Prendre une cuite était aussi dans les moeurs des adolescents d’avant où le défi consistait à boire le plus longtemps possible en faisant la tournée des cafés, faire une piste comme disaient les Bretons. Ce qu’il s’agissait de faire passer de leur malaise dans un parcours fléché, codifié, au vocabulaire connu d’avance, c’était de réussir à intégrer un groupe comme dans la pastizzata ou dans les rites des bandes en tournée du samedi soir. Dans ces groupes, la tradition se transmettait d’un autre à l’autre à travers la communauté d’appartenance, tissant ainsi un réseau symbolique sur lequel prendre appui pour soulager le malaise d’une sexualité nouvelle chez l’adolescent en quête d’identité.
Il ne s’agit pas ici d’inconscient collectif qui se transmettrait à travers les histoires et traditions des anciens. Chaque signifiant se transmet et se renouvelle au un par un par des signifiants du groupe qui s’il est cohérent fera mieux passer ses idéaux et ses valeurs.

Les effets du néo-management sur le vécu adolescent :
Le malaise dans la civilisation est lié au désir et dans cette société néo-libérale où l’étalon du désir est l’argent, l’homme non rentable devient carrément jetable. La quête de la performance, du zéro défaut, de l’image sublime, tend vers des objectifs inatteignables car impossibles à réaliser. L’humain perd sa dignité et tombe dans la servitude volontaire de peur de perdre son travail, il n’hésite pas à faire le « sale boulot », comme participer aux licenciements, aux mises aux placards, aux harcèlements quotidiens des collègues de travail. Désolidarisé de ceux-ci et appelé à produire toujours plus en négligeant les règles fondamentales du métier, il offre à la génération montante un désenchantement, et laisse entrevoir un déclin civilisationnel. L’injonction à jouir intensément et sans limite de tout sous le terme : « profites vite et bien », devient le crédo banalisé. La marchandisation de tout objet qui rend addict entre dans ce processus de dégradation des relations humaines par les incivilités qui fleurissent partout. L’idéologie managériale du système ultra libéral qui essaie de transformer les mentalités dans des positionnements individualistes ne facilite pas l’accueil de l’adolescent lui-même devenant une cible privilégiée du marché. A Porto Vecchio, l’entrée d’une boîte de nuit la plus célèbre d’Europe semble-t-il, demande 1000 euros par jeune en quête de paradis imaginaires. Par conséquent, s’il ne trouve pas de rituel de passage, au bout du compte, il peut se laisser tenter par des dérives sectaires et ou communautaristes qui offrent quant à elles, une certaines formes de rituel de passage qui peuvent susciter chez lui, un ré-enchantement allant jusqu’au sacrifice de soi. Figé dans un signifiant maître, le martyre ou le terroriste collera au mieux à cet idéal, il ne saura plus penser, ni agir par lui-même ou pour lui-même, comme vidé de sa subjectivité. Soulagé dans son désir il s’aliénera au groupe pour vaincre son malaise de sujet désirant sans en prendre la responsabilité, assujetti au désir de l’Autre idéalisé voire persécuteur.
Nous venons de préciser la dangerosité sociale de l’alcool par ces comportements jusqu’au-boutistes, dans un contexte de culture où l’argent souverain n’épargne personne, dans un chacun pour soi déconcertant, déstructurant. Cette solitude se retrouve aussi dans la pratique du Binge Drinking qui renvoie l’alcoolique du samedi soir à lui-même, profondément seul au sortir de sa biture.
Des modalités symboliques existent-elles pour préserver contre l’excès mortifère ? Existe-t-il autre chose que l’interdit ou la répression pour résister contre ces jeux avec la mort ?
Autrement dit comment tordre le coup à la pulsion de mort, soit dire non à la quête absolue d’une jouissance totale, cesser de courir après un fantasme de faire du Un avec la chose, en quête d’un nirvana, d’un paradis perdu ?
Certains pensent que la Culture viendrait comme rempart et régulateur pour civiliser les pulsions par une opération que l’on appelle la sublimation, terme donné par Freud pour l’effet produit par la culture qui régulerait donc le pulsionnel. En effet, le sujet est-il produit par sa culture, ou bien le sujet n’est-il pas plutôt l’effet des signifiants qui le représentent tout d’abord pour un autre signifiant et non pas pour une culture donnée? Là est un point de vue radical qui ignore l’inconscient ou le met en évidence, selon la position subjective adoptée.
Lacan reprendra ce thème pour nous mettre en garde, si la culture n’est pas première, c’est un encadrement nécessaire à endiguer les excès du signifiant. Lacan va réintroduire le désir pour contrecarrer les freudiens adossés au malaise dans la culture qui mettent la réussite de l’analyse dans la sublimation. L’enfant est aux prises avec le grand Autre (la mère) dès ses premiers instants de vie, de laquelle il attend un certain nombres de satisfactions auxquelles la mère répondra plus ou moins de façon maternelle par l’articulation au langage. Chaque réponse ou non et ses modalités, seront autant de signes et de valeurs d’amour demandés par l’enfant comme preuve de cet attachement. Celles-ci viendront régir la relation mère enfant de manière plus ou moins bonne. A l’adolescence, ces valeurs d’amour et ses signes seront exacerbés par l’entrée dans la sexualité génitale, sauf que l’adolescent ne pourra plus attendre de sa mère, de ses parents le signifiant qui le représente comme sujet, ce qu’il pouvait encore attendre comme enfant. A cette époque il ne peut pas non plus l’attendre de son partenaire amoureux, personne ne peut fournir un tel signifiant, d’où l’importance des relais symboliques pour attendre des jours meilleurs dans l’ordre des satisfactions. Ce vers quoi les adolescents devront tendre, ce n’est plus de se faire reconnaître ni comme objet d’ amour ni comme objet de demande mais comme Sujet, c’est là tout le changement d’objectif propre à son passage à franchir, pour retrouver dans le lien social sa place de sujet désirant et singulier et d’en prendre toute la responsabilité, tel sera désormais l’enjeu de son devenir d’adulte.

Chantal Cazzadori, psychanalyste à Amiens
membre actif de l’association A.F. de Paris

(1) Gilbert Poletti, psychiatre et psychanalyste à Bastia, membre de l’Association A.F. de Paris.
(2) Argument de la journée d’étude du samedi 21 septembre à Bastia, dans la salle des délibérations du Conseil Général de l’Hôtel du Département de la Haute Corse. Informations :
www.analysefreudienne.net / analysefreudienne@noos.fr
(3) Robert Levy est docteur en psychologie clinique et psychanalyste à Paris, cofondateur de l’association Analyse freudienne depuis 20 ans déjà et de la Fondation européenne pour la psychanalyse. Il a largement inspiré le contenu de mon travail d’écoute et de retransmission lors de cette journée ainsi que Françoise Fabre, Charles Marcelles, Carol Watters et Marie-Françoise Zerlini, intervenants avec d’autres participants à cette journée de travail.
Micro-bar à Bastia : interview de 4mn 50 réalisé par mes soins à regarder sur Youtub ou sur mon site-blog : www.chantalcazzadori.com espace presse média, sur l’alcool, l’adolescence et le Binge Drinking trois serveurs et une serveuse nous donnent leur avis sur ce sujet.
Texte intégral de Gilbert Poletti ajouté à cet article pour ceux qui souhaitent en savoir davantage sur ce « rituel » appelé Pastizzata avec des entrées analytiques en supplément…